Aymeris. Blanche Jacques-Émile
la paix se fera à Berlin.
A Dieppe, c’était la pleine saison des bains, la fête. La chaleur avait chassé vers les plages et les montagnes une foule de Parisiens. Les drapeaux claquaient au vent, l’orchestre de Musard donnait des concerts trois fois le jour, des montgolfières étaient lâchées, des courses en sacs, des mâts de cocagne, des retraites aux flambeaux complétaient le programme. Les Français voulaient être gais pour cette guerre, triomphe facile des Aigles Impériales, fanfares de victoire à travers les plaines du Rhin. Et commença la promenade militaire au son du tambour et des clairons joyeux. A la grille du casino, à la sous-préfecture, les baigneurs faisaient la queue devant les télégrammes piqués sous le verre d’une boîte tricolore. Guerre, Roi de Prusse, Bismark, casques à pointe: ces mots nouveaux vibrèrent dans les oreilles des petits enfants qui faisaient des pâtés de sable et des forteresses de galets, tandis que le ciel de France s’assombrissait vers l’Est.
Les cousins lisaient les journaux. Georges était-il présent? on les repliait, on faisait chut! en se mettant un doigt sur la bouche, et l’on changeait de conversation. Un jour, sur la place Duquesne, une bande d’hommes cria: A Berlin! à bas Guillaume! Et ils avaient l’air fort méchant. Maman ne venait toujours pas. Pourquoi ne venait-elle plus à Dieppe? Georges lui envoyait des lettres à lui dictées par Miss Ellen. Enfin, Mme Aymeris fit une apparition de deux jours et, un soir, s’en retourna disant: – Mon adoré, nous sommes en guerre, je suis plus utile à Paris que je ne le serais ici; nos bons cousins me remplaceront.
Georges avait eu peur, mais, de même qu’à la mort de Jacques il n’avait pas demandé: – Qu’est-ce que c’est, la mort? – il ne demanda pas: – Qu’est-ce que c’est, la guerre?
En août, la fête continue, les hôtels regorgent de monde, jamais Dieppe n’a été aussi brillant. Des voitures couvertes de malles viennent de la gare et y vont. Georges apprend que papa est promu dans la Légion d’honneur, par M. Emile Ollivier, son ami. Georges voudrait voir la rosette rouge d’officier à la boutonnière de son père!
Les gardiennes éloignent du casino l’enfant-tunique, Jessie et Georges longent les talus de la route d’Arques, cueillant des scabieuses et des chandelles; on écarte Georges de la foule des crieurs et des marchands de journaux. Les dépêches sont mauvaises, et encore une fois les visages rembrunis des grandes personnes s’efforcent de sourire en parlant à Georges.
En face des Voinchot demeurait un négociant en charbons, Gerbois, dont Georges connaissait les fils, depuis une de ses premières visites à Dieppe. On lui défend de saluer et même de regarder ces Gerbois, la honte du quartier, – des galopins impossibles, «de la vermine». – Les Gerbois faisaient des pieds de nez à Georges, s’il s’appuyait au balcon en fer forgé des Voinchot. Le modeste hôtel des cousins, avec ses nobles proportions et son badigeon jaune et blanc, date de Vauban, comme la plupart des constructions dieppoises; un palais, aurait-on cru, pour les Gerbois dont le fils Auguste, ce voyou, insolemment campé sur le trottoir, faisait signe à Georges de descendre dans la rue.
– Viens donc naviguer ton vapeur dans l’ruisseau! T’as peur de t’salir les mains? Ohé! l’aristo!
Miss Ellen attire Georges vers elle:
– Don’t listen, dear, don’t look at those ruffians5.
Dans son premier sommeil, un soir, Georges est réveillé en sursaut; il y a grand vacarme, le marché aux Veaux est plus éclairé que de coutume. Nou-Miette ouvre la croisée, écoute. C’est une chanson effrayante et magnifique: Allons, enfants de la Patrie! Le jour de gloire est arrivé… Qu’un sang impur abreuve nos sillons!
– Qui est-ce qui crie si fort? Je ne veux pas entendre. Viens, Miette! – supplie Georges, à moitié endormi.
– Dors, ce n’est rien! Ces vilains Gerbois ne sont pas encore couchés. Ils font de la musique.
– C’est-il un feu d’artifice, comme au 15 août? la fête de l’Empereur, dis? Des feux de Bengale, dis? On va tirer le bouquet?
Il se bouche les oreilles, ayant horreur des détonations. Il veut voir Jessie. A-t-elle peur? Où est-elle? Les pavés résonnent sous les semelles à clous des enragés danseurs de ronde. – Vive la République! A bas les traîtres! – crient des voix avinées. On referme la fenêtre, les volets, les rideaux. Nou-Miette embrasse Georges et l’appelle «mon pauvre petit».
C’est la nuit du 4 au 5 septembre. Georges n’y pensera jamais plus sans un frisson.
Deux jours après, l’enfant et ses femmes sont à bord de l’Alexandra, paquebot à destination de Newhaven. Le pont n’est qu’une masse de voyageurs, de malles, de ballots d’émigrants, en un mélange des trois classes de passagers, un amoncellement de bagages retenus par des cordes. Sur le quai, des bras agitent des mouchoirs, et c’est encore la Marseillaise parmi les sifflets du départ, le clapotis des aubes, les adieux jetés du bateau à ceux qui restent.
L’Alexandra n’est pas à un mille en mer qu’il incline sur l’un de ses flancs, et des centaines de voyageurs, sacs et valises, roulent les uns sur les autres; les bagages avec Georges et Jessie, assis dessus, s’écroulent et sont précipités dans la cale aux marchandises, qui n’est pas encore close. Un tumulte se produit; puis le navire exécute une manœuvre; la plage de Dieppe, la ligne des falaises apparaissent à l’avant, comme si l’on retournait en France: l’Alexandra, trop chargé, rentre au port.
De nouveau, c’est la rue d’Ecosse et la boutique des Gerbois. La ville de Dieppe est remplie de familles en fuite, de voitures, de malles. Les cousins Voinchot préviennent M. et Mme Aymeris. Quel parti prendre?
«Faites-les échapper coûte que coûte» télégraphie-t-on, «prenez la patache pour Boulogne ou le Havre, impossible quitter Paris.»
Mais le Brighton fera un voyage supplémentaire ce soir et c’est la couchette d’une cabine où l’on borde Georges Aymeris à côté de Jessie.
Ellen et Nou-Miette sont étendues sur le plancher. Les scènes de la veille recommencent, plus émouvantes dans le mystère de la nuit. La machine gronde, le vaisseau tremble, la sirène gémit et, bientôt, ruisselle l’eau sur les vitres; un balancement vous berce, puis vous déchire les entrailles, la lampe oscille, des vaisselles se brisent, des commandements rauques s’entrecroisent sur le deck, le vent hurle: Georges s’engouffre dans la tempête. Est-ce cela encore la guerre? La fatigue, plus forte que l’orage, dompte l’enfant. Il rêve, il a un cauchemar, les petits Gerbois lui font chanter la Marseillaise tandis que le steamer poursuit sa course vers la rive amie, où il déposera, au matin, sa cargaison de fugitifs.
Comme dans les images de Mrs Randall, voici une campagne trop verte que Georges de son wagon regarde filer; il grignote des sandwiches. Quelques heures après, c’est une immense gare sans bruit ni mouvement, la rue aux boutiques fermées, des cloches d’église, un midi de dimanche à Londres. La haridelle d’un four wheeler6 à galerie trotte le long des avenues désertes, contourne des squares et s’arrête devant le jardinet d’une maisonnette, cube en briques, pareil aux autres cubes voisins, que trouent des fenêtres à guillotine, comme des joujoux anglais. Ce sera la résidence de Georges, sur la terre d’exil, en ce pays des surprises, si loin, si loin de Paris, des marronniers de Passy, du Bois de Boulogne et des tantes! Georges se sépare de tout ce qu’il n’aime pas, de sa cage, des centenaires, de la Marseillaise! C’est délicieux ici!
Le tapis cramoisi de l’escalier minuscule! La cheminée du salon, bourrée de papier rose, vert et argent, en papillotes! Et ces rideaux de dentelle blanche, qui traînent sur le plancher! Magnificence! Une glace avec un cadre aux épaisses volutes d’or reflète un berger et une bergère en biscuit de couleur, qui s’envoient des baisers; un guéridon noir, aux incrustations de nacre, est soutenu par un nègre, et des carrés de guipure ornent le dossier des sièges, si hauts qu’il ne pourrait s’agir pour Georges d’y grimper.
Serait-ce là, le Paradis? Derrière
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