Aymeris. Blanche Jacques-Émile
aux bons coins de la grande métropole où tantôt ils se dirigeront.
Quels plaisirs en perspective…
Nou-Miette se mettra au niveau des circonstances. C’est elle qui fera la cuisine. Il le faut bien! en attendant que Mrs Vivian lui trouve une «cook». – A la guerre comme à la guerre! Si elle juge ces travaux trop humbles, d’autre part n’est-elle pas la gardienne d’un trésor?
Miss Ellen, n’étant plus que l’interprète de Nou-Miette, devient Ellen tout court. Les rôles sont renversés. La nourrice maugrée et se rengorge, elle est «chez elle», sans patrons à ses trousses. La liberté! Georges est un prince qui se promène incognito.
Le matin, on va aux provisions chez les bouchers, les épiciers de Brompton Road; on regarde les omnibus, les hansoms7, les charrettes des maraîchers, qui portent à Covent Garden de quoi fleurir et alimenter l’immense métropole; nos Parisiens s’habituent vite à la circulation vertigineuse, qu’arrête, d’un signe bref, le policeman royal et paternel.
Des personnes inconnues qui, pourquoi? – se demande Georges – viennent à Walton Place déposer des cartes. Il se mit à faire des visites quotidiennes à des familles de la colonie française et à des Anglais. Il dut aller à l’ambassade, Nou-Miette ayant des lettres à communiquer au chancelier, le «correspondant» de Georges. La Nivernaise devenait une sorte de courrier de cabinet.
Par économie, ils marchaient des lieues et des lieues, parfois s’offraient le luxe du métropolitain; mais l’odeur du charbon donnait à Georges des crises d’asthme, et ils marchaient de nouveau à travers les parcs, les squares, s’égaraient, même avec un plan de Londres que Georges déchiffrait assez adroitement, malgré l’extrême complication de cette toile d’araignée teintée de noir, de bleu et de jaune. Du milieu des parcs, en hiver, on voyait le soleil rouge, dès trois heures, se cacher dans une brume qui se répandait alentour en nappes âcres et glaciales; Nou-Miette se hâtait vers un intérieur ami, où ils se réchaufferaient avec du bon thé et apprendraient des nouvelles de la guerre. Au retour on passait invariablement par l’ambassade de France.
Au coin d’Albert Gate8 et de Knights-bridge, des «placards» donnaient, en grosses lettres, des informations «sensationnelles»; la foule se battait pour obtenir les derniers journaux français parus, Georges manquait d’être écrasé, suppliait sa nourrice d’aller au Civet Cat contempler les poupées de cire et les boîtes de décalcomanie; mais Nou-Miette rencontrait des «payses» et elle n’eût renoncé à ces glorieuses fins de journée, ni pour le châle d’Ecosse qu’elle guignait depuis les froids, mais qui était trop cher, ni pour le chapeau de «lady» qu’on lui conseilla de substituer à son «too conspicuous»9 bonnet blanc de Nivernaise.
Pour Georges, il n’y eut plus ni heures, ni jours, puisqu’il se réveillait, le matin, dans une chambre où le gaz était allumé; on était oppressé par un brouillard si dense que, du lit, on ne distinguait pas la fenêtre. On déjeunait à la lumière, de même qu’on dînait; il ne travaillait plus, car les professeurs étaient en retard ou faisaient faux bond.
Des amis de papa venaient s’informer de Georges et l’emmenaient dans d’étranges endroits. Un certain W. Shard, Esquire, lui fit visiter le Crystal Palace. Ce gentleman avait enlevé Georges de Walton Place, sans «ses femmes»; un train était parti d’une gare où il y avait plus de wagons que l’enfant n’en avait jamais vu; on descendit, puis on remonta dans une autre gare, plus grande encore, une serre où vingt Palais de l’Industrie auraient pu tenir aisément. Tout y était en glace et en métal. On n’osait regarder les statues de plâtre, à droite et à gauche, le long des allées: ces corps de femmes et d’hommes étaient sans vêtements!
Mr. et Mrs Shard organisèrent, à leur villa de Sydenham, un arbre de Noël. Des enfants chantaient des Christmas Carolls sous les fenêtres que la neige ouatait de ses bourrelets, pendant qu’au salon les cadeaux étaient étalés sur une table autour du sapin symbolique. Le plum-pudding flambait, bleu et rouge; un jeu, Snap dragon, consistait à pêcher des prunes au fond d’un bol plein de rhum bouillant; les têtes blondes des garçons et des filles se choquaient l’une contre l’autre et se gonflaient de bosses dans l’excitation de la mêlée. Georges s’écartait, tout hypnotisé par les boules de verre qui, du haut en bas de l’arbre, pendaient comme des lunes au milieu d’étoiles en papier d’or, de chaînes aux anneaux polychromes et de menus bibelots clinquants auxquels on n’avait pas le droit de toucher, car ils servaient tous les ans pour la célébration du solstice d’hiver.
Ce fut, ensuite, l’époque des étrennes, à la française. Triste jour de l’an, ce premier janvier 1871!
– Qu’est-ce que je vais te donner? Choisis! avait dit un ami de M. Aymeris, le Dr Guéneau de Mussy, médecin des Princes d’Orléans, fixés à Richmond depuis l’Empire.
Georges réfléchit, estima qu’un exilé, même à l’âge de dix ans, doit être grave. Il répondit: – Une traduction de Virgile en français. Ce livre fut, apparemment, introuvable, car, au lieu de Virgile, Georges reçut un paroissien en latin; mais ce latin-là n’était pas scolaire, et son professeur se moqua de Georges, comme l’élève insistait pour faire des versions. Il avait promis à sa mère qu’il reviendrait sachant la grammaire latine. Allez donc travailler quand, transporté dans le pays des Mille et une Nuits, vous n’êtes plus un petit garçon et courez les théâtres comme une grande personne…
Etait-ce pour distraire la smala de Georges? Il se trouvait toujours quelqu’un pour proposer un billet de spectacle, une partie de plaisir, une excursion. Georges s’enthousiasma pour les Pantomimes de Drury Lane.
Des lettres, dont la pluie et l’eau de mer effaçaient l’écriture, parvenaient quelquefois de Paris assiégé, en Angleterre, par ballon, ou sous l’aile de pigeons voyageurs; elles contenaient de lamentables nouvelles: M. et Mme Aymeris étaient bien malheureux. Maman refusait de la viande de cheval, de rat, de chat; elle souffrait du froid et de la faim. Georges crut que c’était encore de la «pantomime» de Noël.
Il y eut à Londres, pendant cette guerre, des aurores boréales et de fréquents incendies, par quoi s’exprimait, disait Mrs Vivian, la colère de Dieu, pour tant de sang humain répandu par la malignité des hommes. Une sinistre réverbération de cuivre, sur les nuages bas, épouvantait Georges à qui Nou-Miette faisait admirer ce phénomène. Implacable dans sa confiance en elle-même, elle n’hésitait pas entre les plaisirs qui convenaient pour le petit nerveux; très curieuse, elle le menait voir la Chambre des horreurs au musée des figures de cire, chez sa compatriote Mme Tussaud. Dans cette Chambre des horreurs, un échafaud se dressait, où montait l’assassin Troppmann. Au Lycéum, à l’Adelphi, Georges assista à des drames sanglants, comme à des comédies légères; aux spectacles de l’Alhambra, Allemands et Français s’insultaient, tandis que des gens debout et tout excités entonnaient la Wacht am Rhein et la Marseillaise.
Le British Muséum, les Zoological Gardens, Kensington Museum étaient, aussi, d’affriandants buts de promenade. Georges s’y instruisait en histoire avec un professeur, pendant qu’Ellen et Jessie reprisaient le linge à la maison et que la nourrice allait faire l’importante chez de notables réfugiés, à qui elle lisait les lettres de Mme Aymeris.
Elle conquit par sa faconde certain avocat, normand d’origine, naturalisé anglais, un certain Mr Perrot de Tourville, duquel M. Aymeris avait acquis le domaine de Longreuil. Pourquoi ce Monsieur s’était-il expatrié? Il habitait une maison de Bayswater, quartier favori des Grecs et des Français, plus que ceux du Sud, et qui passe pour être épargné du brouillard.
Les dîners de Mr Perrot étaient succulents. Au centre de la table fulgurait un surtout d’or, avec des fontaines d’essence de rose et des lacs d’argent où s’immobilisaient des cygnes en émail. Des hommes poudrés, en livrée, à culotte courte, maniaient respectueusement des carafons ciselés, de la vaisselle plate, et se tenaient droits derrière chaque convive.
– Il
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