Jane Eyre; ou Les mémoires d'une institutrice. Brontë Charlotte

Jane Eyre; ou Les mémoires d'une institutrice - Brontë Charlotte


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ce qu'on n'avait pas reçu, et l'on chanta un second cantique.

      De la salle à manger on passa dans la salle d'étude; je sortis parmi les dernières, et je vis une maîtresse goûter au bouillon; elle regarda les autres; toutes semblaient mécontentes; l'une d'elles murmura tout bas:

      «L'abominable cuisine! c'est honteux!»

      On ne se remit au travail qu'au bout d'un quart d'heure. Pendant ce temps il était permis de parler haut et librement; toutes profitaient du privilège. La conversation roula sur le déjeuner, et chacune des élèves déclara qu'il n'était pas mangeable. Pauvres créatures! c'était leur seule consolation. Il n'y avait d'autre maîtresse dans la chambre que Mlle Miller. De grandes jeunes filles l'entouraient et parlaient d'un air sérieux et triste. J'entendis prononcer le nom de Mme Brockelhurst. Mlle Miller secoua la tête, comme si elle désapprouvait ce qui était dit, mais elle ne parut pas faire de grands efforts pour calmer l'irritation générale; elle la partageait sans doute.

      L'horloge sonna neuf heures. Mlle Miller se plaça au centre de la chambre, et s'écria:

      «Silence! à vos places!»

      L'ordre se rétablit; au bout de dix minutes la confusion avait cessé, et toutes ces voix bruyantes étaient rentrées dans le silence. Les maîtresses avaient repris leur poste; l'école entière semblait dans l'attente.

      Les quatre-vingts enfants étaient rangés immobiles sur des bancs tout autour de la chambre. Réunion curieuse à voir: toutes avaient les cheveux lissés sur le front et passés derrière l'oreille; pas une boucle n'encadrait leurs visages; leurs robes étaient brunes et montantes; le seul ornement qui leur fût permis était une collerette. Sur le devant de leurs robes, on avait cousu une poche qui leur servait de sac à ouvrage, et ressemblait un peu aux bourses des Highlanders; elles portaient des bas de laine, de gros souliers de paysannes, dont les cordons étaient retenus par une simple boucle de cuivre. Une vingtaine d'entre elles étaient des jeunes filles arrivées à tout leur développement, ou plutôt même de jeunes femmes; ce costume leur allait mal et leur donnait un aspect bizarre, quelle que fût d'ailleurs leur beauté. Je les regardais et j'examinais aussi de temps en temps les maîtresses. Aucune d'elles ne me plaisait précisément: la grande avait l'air dur, la petite semblait irritable, la Française était brusque et grotesque. Quant à Mlle Miller, pauvre créature, elle était d'un rouge pourpre, et paraissait accablée de préoccupations; pendant que mes yeux allaient de l'une à l'autre, toute l'école se leva simultanément et comme par une même impulsion.

      De quoi s'agissait-il? je n'avais entendu donner aucun ordre; quelqu'un pourtant m'avait poussé le bras; mais, avant que j'eusse eu le temps de comprendre, la classe s'était rassise.

      Tous les yeux s'étant tournés vers un même point, les miens suivirent cette direction, et j'aperçus dans la salle la personne qui m'avait reçue la veille. Elle était au fond de la longue pièce, près du feu; car il y avait un foyer à chaque bout de la chambre. Elle examina gravement et en silence la double rangée de jeunes filles. Mlle Miller s'approcha d'elle, lui fit une question, et après avoir reçu la réponse demandée, elle retourna à sa place et dit à haute voix:

      «Monitrice de la première classe, apportez les sphères.»

      Pendant que l'ordre était exécuté, l'inconnue se promena lentement dans la chambre; je ne sais si j'ai en moi un instinct de vénération, mais je me rappelle encore le respect admirateur avec lequel mes yeux suivaient ses pas. Vue en plein jour, elle m'apparut belle, grande et bien faite; dans ses yeux bruns brillait une vive bienveillance; ses sourcils longs et bien dessinés relevaient la blancheur de son front. Ses cheveux, d'une teinte foncée, s'étageaient en petites boucles sur chacune de ses tempes. On ne portait alors ni bandeaux ni longues frisures. Sa robe était d'après la mode de cette époque, couleur de pourpre et garnie d'un ornement espagnol en velours noir, et à sa ceinture brillait une montre d'or, bijou plus rare alors qu'aujourd'hui. Que le lecteur se représente, pour compléter ce portrait, des traits fins, un teint pâle, mais clair, un port noble, et il aura, aussi complètement que peuvent l'exprimer des mots, l'image de Mlle Temple, de Marie Temple, ainsi que je l'appris plus tard, en voyant son nom écrit sur un livre de prières qu'elle m'avait confié pour le porter à l'église.

      La directrice de Lowood, car c'était elle, s'assit devant la table où avaient été placées les sphères; elle réunit la première classe autour d'elle, et commença une leçon de géographie; les classes inférieures furent appelées par les autres maîtresses, et pendant une heure on continua les répétitions de grammaire et d'histoire puis vinrent l'écriture et l'arithmétique.

      Le cours de musique fut fait par Mlle Temple à quelques-unes des plus âgées. L'horloge avertissait lorsque l'heure fixée pour chaque leçon s'était écoulée. Au moment où elle sonna midi, la directrice se leva.

      «J'ai un mot à adresser aux élèves de Lowood,» dit-elle.

      Le murmure qui suivait chaque leçon avait déjà commencé à se faire entendre; mais à la voix de Mlle Temple, il cessa immédiatement. Elle continua:

      «Vous avez eu ce matin un déjeuner que vous n'avez pu manger; vous devez avoir faim, j'ai donné ordre de vous servir une collation de pain et de fromage.»

      Les maîtresses se regardèrent avec surprise.

      «Je prends sur moi la responsabilité de cet acte,» ajouta-t-elle, comme pour expliquer sa conduite; puis elle quitta la salle d'étude.

      Le pain et le fromage furent apportés et distribués, au grand contentement de toute l'école; on donna ensuite ordre de se rendre au jardin. Chacune mit un grossier chapeau de paille, retenu par des brides de calicot teint, et s'enveloppa d'un manteau de drap gris; je fus habillée comme les autres, et en suivant le flot j'arrivai en plein air.

      Le jardin était un vaste terrain, entouré de murs assez hauts pour éloigner tout regard indiscret; d'un des côtés se trouvait une galerie couverte. Le milieu, entouré de larges allées, était partagé en petits massifs. Toutes les élèves recevaient en entrant un de ces petits massifs pour le cultiver, de sorte que chaque carré avait son propriétaire. En été, lorsque la terre était couverte de fleurs, ces petits jardins devaient être charmants à voir; mais à la fin de janvier, tout était gelé, pâle et triste, je frissonnai et je regardai autour de moi.

      Le jour n'était pas propice aux exercices du dehors; non pas qu'il fût précisément pluvieux, mais il était assombri par un brouillard épais, qui commençait à se résoudre en une pluie fine. Les orages de la veille avaient maintenu la terre humide. Les plus fortes des jeunes filles couraient de côté et d'autre et se livraient à des exercices violents; quelques-unes, pâles et maigres, allaient chercher un abri et de la chaleur sous la galerie; on entendait souvent une toux creuse sortir de leurs poitrines.

      Je n'avais encore parlé à personne, et personne ne semblait faire attention à moi; j'étais seule, mais l'isolement ne me pesait pas; j'y étais habituée. Je m'appuyai contre une des colonnes de la galerie, ramenant sur ma poitrine mon manteau de drap; je tâchai d'oublier le froid qui m'assaillait au dehors et la faim qui me rongeait au dedans. Tout mon temps fut employé à examiner et à penser; mais mes réflexions étaient trop vagues et trop entrecoupées pour pouvoir être rapportées. Je savais à peine où j'étais; Gateshead et ma vie passée flottaient derrière moi à une distance qui me semblait incommensurable. Le présent était confus et étrange, et je ne pouvais former aucune conjecture sur l'avenir.

      Je me mis à regarder le jardin, qui rappelait singulièrement celui d'un cloître; puis mes yeux se reportèrent sur la maison, dont une partie était grise et vieille, tandis que l'autre paraissait entièrement neuve.

      La nouvelle partie, qui contenait la salle d'étude et les dortoirs, était éclairée par des fenêtres rondes et grillées, ce qui lui donnait l'aspect d'une église. Une large pierre, placée au-dessus de l'entrée, portait cette inscription:

      Institution de Lowood: cette partie a été bâtie par Naomi

      Brockelhurst, du château de Brockelhurst, en ce comté.

      Que votre lumière brille devant les hommes, afin qu'ils puissent voir vos bonnes oeuvres et glorifier votre


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