Jane Eyre; ou Les mémoires d'une institutrice. Brontë Charlotte

Jane Eyre; ou Les mémoires d'une institutrice - Brontë Charlotte


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craignit de perdre un jour tout son trésor, et elle consentit à le confier à sa mère en exigeant un intérêt de 50 ou 60 pour 100. Cet énorme intérêt, elle le touchait à chaque trimestre, et, pleine d'une anxieuse sollicitude, elle conservait dans un petit livre le compte de son argent.

      Georgiana était assise devant une glace sur une chaise haute. Elle entremêlait ses cheveux de fleurs artificielles et de plumes fanées qu'elle avait trouvées dans une mansarde. Cependant je faisais mon lit, ayant reçu de Bessie l'ordre exprès de le finir avant son retour; car Bessie m'employait souvent comme une servante subalterne, pour nettoyer la chambre et épousseter les meubles. Après avoir étendu la courte-pointe et plié mes vêtements de nuit, j'allai à la fenêtre; quelques livres d'images et quelques jeux y avaient été oubliés. Je voulus les ranger, mais Georgiana m'ordonna durement de laisser ses affaires en repos. Me trouvant inoccupée, j'approchai mes lèvres des fleurs de glace qui obscurcissaient les carreaux, et bientôt je pus voir au dehors. Le sol avait été pétrifié par une rude gelée.

      De la fenêtre on apercevait la loge du portier et l'allée par laquelle entraient les voitures; mon haleine avait, comme je l'ai dit, fait une place à mon regard sur le feuillage argenté qui revêtait les vitres, quand je vis les portes s'ouvrir. Une voiture entra. Je la regardai avec distraction se diriger vers la maison. Beaucoup de voitures venaient à Gateshead, mais les visiteurs qu'elles contenaient n'étaient jamais intéressants pour moi.

      La calèche s'arrêta devant la porte; la sonnette fut tirée, et on introduisit le nouveau venu. Comme ces détails m'étaient indifférents, je reportai toute mon attention sur un petit rouge- gorge affamé, qui était venu chanter dans les branches dépouillées d'un cerisier placé devant le mur, au-dessous de la fenêtre. Il me restait encore du pain de mon déjeuner, j'en émiettai un morceau et je secouai l'espagnolette, voulant répandre les miettes sur le bord de la fenêtre, lorsque Bessie monta précipitamment l'escalier et arriva dans la chambre en criant:

      «Mademoiselle Jane, retirez votre tablier. Que faites-vous là? avez-vous lavé votre figure et vos mains ce matin?»

      Avant de répondre, je tirai une fois encore l'espagnolette, car je tenais à donner moi-même le pain au petit oiseau. Le châssis céda, je jetai une partie des miettes par terre et l'autre sur les branches de l'arbre; puis, refermant la fenêtre, je répondis tranquillement:

      «Non, Bessie, je finis d'épousseter.

      – Quelle petite fille désagréable et sans soin! Que faisiez-vous là? Vous êtes toute rouge comme une coupable. Pourquoi avez-vous ouvert la croisée?»

      Je n'eus pas l'embarras de répondre, car Bessie semblait trop occupée pour écouter mes explications; elle m'emmena vers la table de toilette, prit du savon et de l'eau, et m'en frotta sans pitié la figure et les mains. Heureusement pour moi elle y mit peu de temps; ensuite elle lissa mes cheveux, me retira mon tablier, et me poussant sur l'escalier, m'ordonna de descendre bien vite dans la salle à manger, où j'étais attendue.

      J'allais demander qui m'attendait et si ma tante se trouvait en bas; mais Bessie avait déjà disparu en fermant la porte de la chambre derrière elle.

      Je descendis lentement. Depuis plus de trois mois je n'avais pas été appelée par Mme Reed. Renfermée pendant si longtemps dans la chambre du premier, le rez-de-chaussée était devenu pour moi une région imposante et dans laquelle il m'était pénible d'entrer. J'arrivai dans l'antichambre devant la porte de la salle à manger; là je m'arrêtai intimidée et tremblante; redoutant sans cesse des punitions injustes, j'étais devenue en peu de temps défiante et craintive. Je n'osais pas avancer; pendant une dizaine de minutes je demeurai dans une hésitation agitée. Tout à coup la sonnette retentit violemment: force me fut d'entrer.

      «Qui donc peut m'attendre? me demandais-je intérieurement, pendant qu'avec mes deux mains je tournais le dur loquet qui résista quelques secondes à mes efforts. Qui vais-je trouver avec ma tante?»

      Le loquet céda, la porte s'ouvrit; je m'avançai en saluant bien bas, et je regardai autour de moi. Quelque chose de sombre et de long, une sorte de colonne obscure, arrêta mes yeux. Je reconnus enfin une triste figure habillée de noir qui se tenait debout devant moi. La partie supérieure de ce personnage étrange ressemblait à un masque taillé, qu'on aurait planté sur une longue flèche en guise de tête.

      Mme Reed occupait sa place ordinaire, près du feu. Elle me fit signe d'approcher; j'obéis, et regardant l'étranger immobile, elle me présenta à lui en disant:

      «Voici la petite fille dont je vous ai parlé.»

      Il tourna lentement la tête de mon côté, et, après m'avoir examinée d'un regard inquisiteur qui perçait à travers des cils noirs et épais, il demanda d'un ton solennel et d'une voix très basse quel âge j'avais.

      «Dix ans, répondit ma tante.

      – Tant que cela?» reprit-il d'un air de doute.

      Et il prolongea son examen quelques minutes encore; puis, s'adressant à moi, il me dit:

      «Quel est votre nom, enfant?

      – Jane Eyre, monsieur.»

      En prononçant ces paroles, je le regardais: il me sembla grand, mais je me souviens qu'alors j'étais très petite; ces traits me parurent grossièrement accentués, et je leur trouvais, ainsi qu'à toutes les autres lignes de sa personne, une expression dure et hypocrite.

      «Eh bien! Jane Eyre, êtes-vous une bonne petite fille?»

      Impossible de répondre affirmativement. Ceux qui m'entouraient pensaient le contraire; je demeurai silencieuse. Mme Reed parla pour moi, et secouant la tête d'une manière expressive, elle reprit rapidement:

      «Moins nous parlerons sur ce sujet, mieux peut-être cela vaudra, monsieur Brockelhurst.

      – En vérité, j'en suis fâché; il faut que je m'entretienne quelques instants avec elle.»

      Et, renonçant à sa position perpendiculaire, il s'installa dans un fauteuil vis-à-vis Mme Reed.

      «Venez ici,» me dit-il.

      Il frappa légèrement du pied le tapis et m'ordonna de me placer devant lui. Sa figure me produisit un effet étrange, quand, me trouvant sur la même ligne que lui, je pus voir son grand nez et sa bouche garnie de dents énormes.

      «Il n'y a rien de si triste que la vue d'un méchant enfant, reprit-il, surtout d'une méchante petite fille. Savez-vous où vont les réprouvés après leur mort?»

      Ma réponse fut rapide et orthodoxe.

      «En enfer, m'écriai-je.

      – Et qu'est-ce que l'enfer? pouvez-vous me le dire?

      – C'est un gouffre de flammes.

      – Aimeriez-vous à être précipitée dans ce gouffre et à y brûler pendant l'éternité?

      – Non, monsieur.

      – Et que devez-vous donc faire pour éviter une telle destinée?»

      Je réfléchis un moment, et cette fois il fut facile de m'attaquer sur ce que je répondis.

      «Je dois me maintenir en bonne santé et ne pas mourir.

      – Et que ferez-vous pour cela? des enfants plus jeunes que vous périssent journellement. Il y a encore bien peu de temps, j'ai enterré un petit enfant de cinq ans; mais il était bon, et son âme est allée au ciel; on ne pourrait en dire autant de vous, si vous étiez appelée dans un autre monde.»

      Ne pouvant pas faire cesser ses doutes, je fixai mes yeux sur ses deux grands pieds, et je soupirai en souhaitant la fin de cet interrogatoire.

      «J'espère que ce soupir vient du coeur, reprit M. Brockelhurst, et que vous vous repentez d'avoir toujours été un sujet de tristesse pour votre excellente bienfaitrice.»

      Bienfaitrice! bienfaitrice! ils appellent tous Mme Reed ma bienfaitrice; s'il en est ainsi, une bienfaitrice est quelque chose de bien désagréable.

      «Dites-vous vos prières matin et soir? continua mon interrogateur.

      – Oui,


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