Jane Eyre; ou Les mémoires d'une institutrice. Brontë Charlotte

Jane Eyre; ou Les mémoires d'une institutrice - Brontë Charlotte


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mirent toutes les deux au lit. Je les entendis parler bas une demi-heure avant de s'endormir. Je saisis quelques mots de leur conversation, et j'en pus deviner le sujet.

      «Une forme tout habillée de blanc passa devant elle et disparut… Un grand chien noir était derrière lui… Trois violents coups à la porte de la chambre… une lumière dans le cimetière, juste au- dessus de son tombeau…»

      À la fin toutes les deux s'endormirent. Le feu et la chandelle continuaient à brûler. Je passai la nuit dans une veille craintive; mes oreilles, mes yeux, mon esprit, étaient tendus par la frayeur, une de ces frayeurs que les enfants seuls peuvent éprouver.

      Aucune maladie longue ou sérieuse ne suivit cet épisode de la chambre rouge. Cependant mes nerfs en reçurent une secousse dont je me ressens encore aujourd'hui. Oui, madame Reed, grâce à vous j'ai supporté les douloureuses angoisses de plus d'une souffrance mentale; mais je dois vous pardonner, car vous ne saviez pas ce que vous faisiez: vous croyiez seulement déraciner mes mauvais penchants, alors que vous brisiez les cordes de mon coeur.

      Le jour suivant, vers midi, j'étais levée, habillée, et, après m'être enveloppée dans un châle, je m'étais assise près du foyer. Je me sentais faible et brisée; mais ma plus grande souffrance provenait d'un inexprimable abattement qui m'arrachait des pleurs secrets; à peine avais-je essuyé une larme de mes yeux qu'une autre la suivait, et pourtant j'aurais du être heureuse, car personne de la famille Reed n'était là. Tous les enfants étaient sortis dans la voiture avec leur mère; Abbot elle-même cousait dans une autre chambre, et Bessie, qui allait et venait pour mettre des tiroirs en ordre, m'adressait de temps à autre une parole d'une douceur inaccoutumée. J'aurais dû me croire en paradis, habituée comme je l'étais à une vie d'incessants reproches, d'efforts méconnus; mais mes nerfs avaient été tellement ébranlés que le calme n'avait plus pouvoir de les apaiser, et que le plaisir n'excitait plus en eux aucune sensation agréable.

      Bessie descendit dans la cuisine, et m'apporta une petite tarte sur une assiette de porcelaine de Chine, où l'on voyait des oiseaux de paradis posés sur une guirlande de boutons de roses. Cette assiette avait longtemps excité chez moi une admiration enthousiaste; j'avais souvent demandé qu'on me permît de la tenir dans mes mains et de l'examiner de plus près; mais jusque-là j'avais été jugée indigne d'une telle faveur; et maintenant cette précieuse porcelaine était placée sur mes genoux, et on m'engageait amicalement à manger la délicate pâtisserie qu'elle contenait, faveur inutile, venant trop tard, comme presque toutes les faveurs longtemps désirées et souvent refusées! Je ne pus pas manger la tarte; le plumage des oiseaux et les teintes des fleurs me semblèrent flétris.

      Je mis de côté l'assiette et le gâteau. Bessie me demanda si je voulais un livre; ce mot vint me frapper comme un rapide aiguillon, Je lui demandai de m'apporter le Voyage de Gulliver. Ce volume, je l'avais lu et relu toujours avec un nouveau plaisir. Je prenais ces récits pour des faits véritables, et j'y trouvais un intérêt plus profond que dans les contes de fées; car, après avoir vainement cherché les elfes parmi les feuilles, les clochettes, les mousses, les lierres qui recouvraient les vieux murs, mon esprit s'était enfin résigné à la triste pensée qu'elles avaient abandonné la terre d'Angleterre, pour se réfugier dans quelque pays où les bois étaient plus incultes, plus épais, et où les hommes avaient plus besoin d'elles; tandis que le Lilliput et le Brobdignag étant placés par moi dans quelque coin de la terre, je ne doutais pas qu'un jour viendrait où, pouvant faire un long voyage, je verrais de mes propres yeux les petits champs, les petites maisons, les petite arbres de ce petit peuple; les vaches, les brebis, les oiseaux de l'un des royaumes, ou les hautes forêts, les énormes chiens, les monstrueux chats, les hommes immenses de l'autre empire.

      Cependant, quand ce volume chéri fut placé dans mes mains, quand je me mis à le feuilleter page par page, cherchant dans ses merveilleuses gravures le charme que j'y avais toujours trouvé, tout m'apparut sombre et nu: les géants n'étaient plus que de grands spectres décharnés; les pygmées, des lutins redoutables et malfaisants; Gulliver, un voyageur désespéré, errant dans des régions terribles et dangereuses. Je fermai le livre que je n'osai plus continuer, et je le plaçai sur la table, à côté de cette tarte que je n'avais pas goûtée.

      Bessie avait fini de nettoyer et d'arranger la chambre, et après s'être lavé les mains, elle ouvrit un tiroir rempli de brillantes étoffes de soie, et commença un chapeau neuf pour la poupée de Georgiana. Elle chantait en cousant:

      «Il y a bien longtemps, alors que notre vie était semblable à celle des bohémiens.»

      Jadis, j'avais souvent entendu ce chant; il me rendait toujours joyeuse, car Bessie avait une douce voix, du moins elle me semblait telle; mais en ce moment, bien que sa voix fût toujours aussi douce, je trouvais à ses accents une indéfinissable tristesse. Quelquefois, préoccupée par son travail, elle chantait le refrain très bas, et ces mots: «Il y a bien longtemps» arrivaient toujours comme la plus triste cadence d'un hymne funèbre. Elle passa à une autre ballade; celle-ci était vraiment mélancolique.

      «Mes pieds sont meurtris; mes membres sont las. Le chemin est long; la montagne est sauvage; bientôt le triste crépuscule que la lune n'éclairera pas de ses rayons répandra son obscurité sur le sentier du pauvre orphelin.

      «Pourquoi m'ont-ils envoyé si seul et si loin, là où s'étendent les marécages, là où sont amoncelés les sombres rochers? Le coeur de l'homme est dur et les bons anges veillent seuls sur les pas du pauvre orphelin.

      «Cependant la brise du soir souffle doucement; le ciel est sans nuages, et les brillantes étoiles répandent leurs purs rayons. Dieu, dans sa bonté, accorde protection, soutien et espoir au pauvre orphelin.

      «Quand même je tomberais en passant sur le pont en ruines, quand même je devrais errer, trompé par de fausses lumières, mon père, qui est au Ciel, murmurerait à mon oreille des promesses et des bénédictions, et presserait sur son coeur le pauvre orphelin.

      «Cette pensée doit me donner courage, bien que je n'aie ni abri ni parents. Le ciel est ma demeure, et là le repos ne me manquera pas. Dieu est l'ami du pauvre orphelin.»

      «Venez, mademoiselle Jane, ne pleurez pas,» s'écria Bessie lorsqu'elle eut fini. Autant valait dire au feu: «Ne brûle pas;» mais comment aurait-elle pu deviner les souffrances auxquelles j'étais en proie?

      M. Loyd revint dans la matinée.

      «Eh quoi! déjà debout? dit-il en entrant. Eh bien, Bessie, comment est-elle?»

      Bessie répondit que j'allais très bien.

      «Alors elle devrait être plus joyeuse… Venez ici, mademoiselle

      Jane; vous vous appelez Jane, n'est-ce pas?

      – Oui, monsieur, Jane Eyre.

      – Eh bien! vous avez pleuré, mademoiselle Jane Eyre; pourriez- vous me dire pourquoi? Avez-vous quelque tristesse?

      – Non, monsieur.

      – Elle pleure sans doute parce qu'elle n'a pas pu aller avec madame dans la voiture, s'écria Bessie.

      – Oh non! elle est trop âgée pour un tel enfantillage.»

      Blessée dans mon amour-propre par une telle accusation, je répondis promptement:

      «Jamais je n'ai pleuré pour si peu de chose; je déteste de sortir dans la voiture; je pleure parce que je suis malheureuse.

      – Oh! fi, mademoiselle,» s'écria Bessie.

      Le bon pharmacien sembla un peu embarrassé. J'étais devant lui. Il fixa sur moi des yeux scrutateurs. Ils étaient gris, petits, et manquaient d'éclat; maintenant, cependant, je crois que je les trouverais perçants; il était laid, mais sa figure exprimait la bonté. Après m'avoir regardée à loisir, il me dit:

      «Qu'est-ce qui vous a rendue malade hier?

      – Elle est tombée, dit Bessie, prenant de nouveau la parole.

      – Encore comme un petit enfant. Ne sait-elle donc pas marcher à son âge? Elle doit avoir huit ou neuf ans!

      – On m'a frappée, et voilà ce qui m'a fait tomber, m'écriai-je


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