Jane Eyre; ou Les mémoires d'une institutrice. Brontë Charlotte

Jane Eyre; ou Les mémoires d'une institutrice - Brontë Charlotte


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suis responsable de ceci, monsieur, reprit Mlle Temple; le déjeuner était si mal préparé que les élèves n'ont pas pu le manger, et je n'ai pas voulu leur permettre de rester à jeun jusqu'à l'heure du dîner.

      – Un instant, madame! Vous savez qu'en élevant ces jeunes filles, mon but n'est pas de les habituer au luxe, mais de les rendre patientes et dures à la souffrance, de leur apprendre à se refuser tout à elles-mêmes. S'il leur arrive par hasard un petit accident, tel qu'un repas gâté, on ne doit pas rendre cette leçon inutile en remplaçant un bien-être perdu par un autre plus grand; pour choyer le corps, vous oubliez le but de cette institution. De tels événements devraient être une cause d'édification pour les élèves; ce serait là le moment de leur prêcher la force d'âme dans les privations de la vie; un petit discours serait bon dans de semblables occasions; là, un maître sage trouverait moyen de rappeler les souffrances des premiers chrétiens, les tourments des martyrs, les exhortations de notre divin Maître lui-même, qui ordonnait à ses disciples de prendre leur croix et de le suivre. On pourrait leur répéter ces mots du Christ: «L'homme ne vit pas seulement de pain, mais de toute parole sortant de la bouche de Dieu». Puis aussi cette consolante sentence: «Heureux ceux qui souffrent la faim et la soif pour l'amour de moi!» Ô madame! vous mettez dans la bouche de ces enfants du pain et du fromage au lieu d'une soupe brûlée; je vous le dis, en vérité, vous nourrissez ainsi leur vile enveloppe, mais vous tuez leur âme immortelle.»

      M. Brockelhurst s'arrêta de nouveau, comme s'il eût été suffoqué par ses pensées. Mlle Temple avait baissé les yeux lorsqu'il avait commencé à parler, mais alors elle regardait droit devant elle, et sa figure naturellement pâle comme le marbre en avait aussi pris la froideur et la fixité; sa bouche était si bien fermée que l'oiseau du sculpteur eût semblé seul capable de l'ouvrir; peu à peu, son front avait contracté une expression de sévérité immobile.

      M. Brockelhurst était debout devant le foyer. Les mains derrière le dos, il surveillait majestueusement toute l'école. Tout à coup il fit un mouvement comme si son regard eût rencontré quelque objet choquant; il se retourna, et s'écria plus vivement qu'il ne l'avait encore fait:

      «Mademoiselle Temple! mademoiselle Temple! quelle est cette enfant avec des cheveux frisés, des cheveux rouges, madame, frisés tout autour de la tête?»

      Il étendit sa canne vers l'objet de son horreur; sa main tremblait.

      «C'est Julia Severn, répondit Mlle Temple très tranquillement.

      – Julia Severn, madame; eh bien, pourquoi, au mépris de tous les principes de cette maison, suit-elle aussi ouvertement les lois du monde? Ici, dans un établissement évangélique, porter une telle masse de boucles!

      – Les cheveux de Julia frisent naturellement, répondit

      Mlle Temple avec plus de calme encore.

      – Naturellement, oui; mais nous ne nous conformons pas à la nature; je veux que ces jeunes filles soient les enfants de la grâce! Et pourquoi cette abondance? j'ai dit bien des fois que je désirais voir les cheveux modestement aplatis. Mademoiselle Temple, il faut que les cheveux de cette petite soient entièrement coupés. J'enverrai le perruquier demain; mais j'en vois d'autres qui ont une chevelure beaucoup trop longue et beaucoup trop abondante. Dites à cette grande fille de se tourner vers moi, ou plutôt dites à tout le premier banc de se lever et de regarder du côté de la muraille.»

      Mlle Temple passa son manchon sur ses lèvres comme pour réprimer un sourire involontaire; néanmoins elle donna l'ordre, et, quand la première classe eut compris ce qu'on exigeait d'elle, elle obéit. En me penchant sur mon banc, je pus apercevoir les regards et les grimaces avec lesquels elles exécutaient leur manoeuvre. Je regrettais que M. Brockelhurst ne pût pas les voir aussi. Il eût peut-être compris alors que, quelques soins qu'il prît pour l'extérieur, l'intérieur échappait toujours à son influence.

      Il examina pendant cinq minutes le revers de ces médailles vivantes, puis il prononça la sentence. Elle retentit à mes oreilles comme le glas d'un arrêt mortel.

      «Tous ces cheveux, dit-il, seront coupés»

      Mlle Temple voulut faire une observation.

      «Madame, dit-il, j'ai à servir un maître dont le royaume n'est pas de ce monde; ma mission est de mortifier dans ces jeunes filles les désirs de la chair, de leur apprendre à s'habiller modestement et simplement, et non pas à tresser leurs cheveux et à se parer de vêtements somptueux. Eh bien! chacune des enfants placées devant nous a arrangé ses longs cheveux en nattes que la vanité elle-même semble avoir tressées. Oui, je le répète, tout ceci doit être coupé; pensez au temps que nous avons déjà perdu.»

      Ici M. Brockelhurst fut interrompu. Trois dames entrèrent dans la chambre. Elles auraient dû arriver un peu plus tôt pour entendre le sermon sur la parure, car elles étaient splendidement vêtues de velours, de soie et de fourrure; deux d'entre elles, belles jeunes filles de seize à dix-sept ans, portaient des chapeaux de castor ornés de plumes d'autruche, ce qui, à cette époque, était la grande mode. Une quantité de boucles légères et soigneusement peignées sortaient de ces gracieuses coutures. La plus âgée de ces dames était enveloppée dans un magnifique châle de velours bordé d'hermine; elle portait un faux tour de boucles à la française.

      Ces dames, qui n'étaient autres que Mme et Mlles Brockelhurst, furent reçues avec respect par Mlle Temple; on les conduisit au bout de la chambre à des places d'honneur.

      Il paraît qu'elles étaient venues dans la voiture avec M. Brockelhurst, et qu'elles avaient scrupuleusement examiné les chambres de l'étage supérieur, pendant que M. Brockelhurst faisait ses comptes avec la femme de charge, questionnait la blanchisseuse et forçait la directrice à écouter ses sermons.

      Pour le moment, elles adressaient quelques observations et quelques reproches à Mme Smith, qui était chargée de l'entretien du linge et de l'inspection des dortoirs; mais je n'eus pas le temps de les écouter, mon attention ayant été bientôt détournée par autre chose.

      Jusque-là, tout en prêtant l'oreille à la conversation de M. Brockelhurst et de Mlle Temple, je n'avais pas négligé les précautions nécessaires à ma sûreté personnelle. Je pensais que tout irait bien si je pouvais éviter d'être aperçue; dans ce but, je m'étais bien enfoncée sur mon banc, et, faisant semblant d'être très occupée de mon addition, je m'étais arrangée de manière à cacher ma figure derrière mon ardoise; j'aurais sûrement échappé aux regards, si elle n'eut glissé de mes mains et ne fût tombée à terre avec grand bruit. Tous les yeux se dirigèrent de mon côté.

      Je compris que tout était perdu, et je rassemblai mes forces contre ce qui allait arriver.

      L'orage ne se fit pas attendre.

      «Une enfant sans soin,» dit M. Brockelhurst; puis il ajouta immédiatement: «Il me semble que c'est la nouvelle élève; il ne faut pas que j'oublie ce que j'ai à dire sur son compte;» et il s'écria, il me sembla du moins qu'il parlait très haut: «Faites venir l'enfant qui a brisé son ardoise.»

      Seule, je n'aurais pu bouger, j'étais paralysée; mais deux grandes filles qui étaient à côté de moi me forcèrent à me lever, et me poussèrent vers le juge redouté. Mlle Temple m'aida doucement à venir jusqu'à lui, et murmura à mon oreille:

      «Ne soyez pas effrayée, Jeanne1; j'ai vu que c'était un accident, et vous ne serez pas punie.»

      Ces bonnes paroles me frappèrent au coeur comme un aiguillon.

      «Dans une minute elle me méprisera et verra en moi une hypocrite,» pensai-je. Et alors un sentiment de rage contre Mme Reed et M. Brockelhurst alluma mon sang: je n'étais pas une Hélène Burns.

      «Avancez cette chaise,» dit M. Brockelhurst, en indiquant un siège très élevé d'où venait de descendre une monitrice.

      On l'apporta.

      «Placez-y l'enfant,» continua-t-il.

      J'y fus placée, par qui? c'est ce que je ne puis dire. Je m'aperçus seulement qu'on


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<p>1</p>

À quatre reprises, dans le présent volume, la traductrice emploie le prénom francisé Jeanne au lieu de Jane. [Note du correcteur]