Jane Eyre; ou Les mémoires d'une institutrice. Brontë Charlotte

Jane Eyre; ou Les mémoires d'une institutrice - Brontë Charlotte


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y en avait un dans la chambre. Bessie l'ouvrit et me demanda de lui jouer quelques notes. J'exécutai une valse ou deux; elle fut charmée.

      «Les demoiselles Reed ne jouent pas si bien que vous, s'écria-t- elle avec enthousiasme; j'ai toujours dit que vous les surpasseriez en science. Et savez-vous dessiner?

      – Voilà un de mes tableaux là, au-dessus de la cheminée.»

      C'était une aquarelle dont j'avais fait présent à la directrice pour la remercier de son intercession en ma faveur auprès du Comité; elle l'avait fait encadrer et recouvrir d'un verre.

      «C'est magnifique, mademoiselle Jane: c'est aussi beau que ce que fait le maître de dessin des demoiselles Reed. Livrées à elles- mêmes, elles ne pourraient approcher de cela; et avez-vous appris le français?

      – Oui, Bessie, je peux le lire et le parler.

      – Savez-vous broder et faire de la tapisserie?

      – Oui, Bessie.

      – Alors vous êtes tout à fait une dame, mademoiselle Jane; je savais bien que cela devait arriver. Vous ferez votre chemin en dépit de vos parents. Ah! je voulais aussi vous demander quelque chose: avez-vous jamais entendu parler de la famille de votre, père?

      – Jamais.

      – Eh bien! vous savez que madame disait toujours qu'ils étaient pauvres et misérables. Il est possible qu'ils soient pauvres, mais je certifie qu'ils sont mieux élevés que les Reed. Il y a sept ans environ, un M. Eyre est venu à Gateshead; il a demandé à vous voir; madame a répondu que vous étiez dans une pension éloignée de cinquante milles. Il a eu l'air très contrarié, car, disait-il, il n'avait pas le temps de s'y rendre; il partait pour un pays très éloigné, et le bateau devait quitter Londres dans un ou deux jours. Il avait tout à fait l'air d'un gentleman; je crois qu'il était frère de votre père.

      – Et vers quel pays allait-il, Bessie?

      – Il allait dans une île qui est à plus de trois cents lieues d'ici et où l'on fait du vin, à ce que m'a dit le sommelier.

      – Madère? demandai-je.

      – Oui, c'est cela; c'est juste ce nom-là.

      – Et alors, il partit?

      – Oui, il n'est pas resté longtemps dans la maison; madame lui a parlé très impérieusement, et derrière son dos, elle l'a traité de vil commerçant. Mon mari pense que c'est un marchand de vins.

      – Très probablement, répondis-je, ou un agent dans quelque compagnie pour les vins.»

      Bessie et moi nous causâmes du passé pendant une demi-heure encore. Puis elle fut obligée de me quitter.

      Le lendemain matin, je la vis quelques minutes à Lowton pendant que j'attendais la voiture; nous nous séparâmes devant la maison de M. Brockelhurst.

      Chacune de nous se dirigea de son côté; elle alla rejoindre la diligence qui devait la mener à Gateshead, tandis que je montais dans celle qui allait me conduire vers une nouvelle vie et des devoirs nouveaux, dans les environs inconnus de Millcote.

      CHAPITRE XI

      Un nouveau chapitre dans un roman est comme un nouvel acte dans une pièce. Au moment où le rideau se lève, figurez-vous, lecteurs, que vous avez devant les yeux une des chambres de l'auberge de George, à Millcote. Représentez-vous des murs recouverts d'un papier à personnages, un tapis, des meubles et des ornements de cheminée comme en possèdent toutes les auberges; enfin, en fait de tableaux, George III, le prince de Galles et la mort de Wolf. Tout cela, vous devez le voir à la lueur d'une lampe suspendue au plafond et d'un excellent feu, près duquel je me suis assise en manteau et en chapeau. Mon manchon et mon parapluie sont sur la table à côté de moi, et je tâche de me délivrer du froid et de l'humidité dont je me sens saisie après seize heures de voyage par une glaciale journée d'octobre. J'avais quitté Lowton à quatre heures du matin, et l'horloge de Millcote venait de sonner huit heures.

      Lecteurs, quoique j'aie l'air fort bien installée, je n'ai pas l'esprit très tranquille; je pensais que quelqu'un serait là pour m'attendre à l'arrivée de la diligence, et, en descendant le marchepied de la voiture, je me mis à chercher des yeux la personne chargée de m'attendre. J'espérais entendre prononcer mon nom et voir quelque véhicule chargé de me transporter à Thornfield; mais je n'aperçus rien de semblable, et quand je demandai au garçon si l'on n'était pas venu chercher Mlle Eyre, il me répondit que non. Ma seule ressource fut donc de me faire préparer une chambre et d'attendre, malgré mes craintes et mes doutes.

      Une jeune fille inexpérimentée, qui se trouve ainsi seule dans le monde, éprouve une sensation étrange. Ne connaissant personne, incertaine d'atteindre le but de son voyage, empêchée par bien des raisons de retourner au lieu qu'elle a quitté, elle trouve pourtant dans le charme du romanesque un adoucissement à son effroi, et pour quelque temps l'orgueil ranime son courage. Mais bientôt la crainte vint tout détruire et domina le reste chez moi, lorsque, après une demi-heure, je ne vis arriver personne. Enfin je me décidai à sonner.

      «Y a-t-il près d'ici un endroit appelé Thornfield? demandai-je au garçon qui répondit à mon appel.

      – Thornfield? Je ne sais pas, madame, mais je vais m'en informer.»

      Il sortit, mais rentra bientôt après.

      «Êtes-vous mademoiselle Eyre? dit-il.

      – Oui.

      – Eh bien, il y a quelqu'un ici qui vous attend.»

      Je me levai, pris mon manchon et mon parapluie, et me hâtai de sortir de la chambre. Je vis un homme devant la porte de l'auberge, et à la lueur d'un réverbère je pus distinguer dans la rue une voiture traînée par un cheval.

      «C'est là votre bagage? dit brusquement l'homme qui m'attendait, en indiquant ma malle.

      – Oui,»

      Il la plaça dans l'espèce de charrette qui devait nous conduire; je montai ensuite, et, avant qu'il refermât la portière, je lui demandai à quelle distance nous étions de Thornfield.

      «À six milles environ.

      – Combien mettrons-nous de temps pour y arriver?

      – À peu près une heure et demie.»

      Il ferma la portière, monta sur son siège et partit. Notre marche fut lente, et j'eus le temps de réfléchir. J'étais heureuse d'être enfin si près d'atteindre mon but, et, m'adossant dans la voiture, confortable bien que fort peu élégante, je pus méditer à mon aise.

      «Il est probable, me dis-je, à en juger par la simplicité du domestique et de la voiture, que Mme Fairfax n'est pas une personne aimant à briller; tant mieux. Une seule fois dans ma vie j'ai vécu chez des gens riches, et j'y ai été malheureuse. Je voudrais savoir si elle demeure seule avec cette petite fille. Dans ce cas, et si elle est le moins du monde aimable, je m'entendrai fort bien avec elle. Je ferai de mon mieux. Pourvu que je réussisse! En entrant à Lowood j'avais pris cette résolution, et elle m'a porté bonheur; mais, chez Mme Reed, on a toujours dédaigné mes efforts. Je demande à Dieu que Mme Fairfax ne soit pas une seconde Mme Reed. En tout cas, je ne suis pas forcée de rester avec elle. Si les choses vont trop mal, je pourrai chercher une autre place. Mais où en sommes-nous de notre chemin?»

      J'ouvris la fenêtre et je regardai: Millcote était derrière nous. À en juger d'après le nombre des lumières, ce devait être une ville importante, plus importante que Lowton; il me sembla que nous étions dans une espèce de commune; du reste, il y avait des maisons semées çà et là dans tout le district Le pays me parut bien différent de celui de Lowood. Il était plus populeux, mais moins pittoresque; plus animé, mais moins romantique.

      Le chemin était difficile et la nuit obscure; le cocher laissait son cheval aller au pas, de sorte que nous restâmes bien deux heures en route.

      Enfin il se tourna sur son siège et me dit:

      «Nous ne sommes plus bien loin de Thornfield, maintenant.»

      Je


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