Jane Eyre; ou Les mémoires d'une institutrice. Brontë Charlotte

Jane Eyre; ou Les mémoires d'une institutrice - Brontë Charlotte


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ma nature à aimer une extrême propreté. Je n'avais pas l'habitude de dédaigner l'apparence et de ne pas songer à l'impression que je ferais; au contraire, j'avais toujours désiré paraître aussi bien que possible, et plaire autant que me le permettait mon manque de beauté. Quelquefois j'avais regretté de ne pas être plus jolie; quelquefois j'avais souhaité des joues roses, un nez droit, une petite bouche bien fraîche; j'avais souhaité d'être grande, bien faite. Je sentais qu'il était triste d'être si petite, si pâle, d'avoir des traits si irréguliers et si accentués. Pourquoi ces aspirations et ces regrets? Il serait difficile de le dire; je ne pouvais pas moi-même m'en rendre bien compte et pourtant j'avais une raison, une raison positive et naturelle.

      Cependant, lorsque j'eus bien lissé mes cheveux, pris un col propre et mis ma robe noire, qui, quoique très simple, avait au moins le mérite d'être bien faite, je pensai que j'étais digne de paraître devant Mme Fairfax, et que ma nouvelle élève ne s'éloignerait pas de moi avec antipathie. Après avoir ouvert la fenêtre et examiné si tout était en ordre sur la table de toilette, je sortis de ma chambre.

      Je traversai le long corridor recouvert de nattes, et je descendis le glissant escalier de chêne. J'arrivai à la grande salle, où je m'arrêtai quelques instants pour regarder les tableaux qui ornaient les murs (l'un d'eux représentait un affreux vieillard en cuirasse, et un autre, une dame avec des cheveux poudrés et un collier de perles), la lampe de bronze suspendue au plafond, et l'horloge, dont la boîte curieusement sculptée était devenue d'un noir d'ébène par le frottage. Tout cela me semblait imposant, mais il faut dire que je n'étais pas accoutumée à la grandeur. La porte vitrée était ouverte, j'en profitai pour sortir. C'était une belle matinée d'automne; le soleil brillait sans nuage sur les bosquets jaunis et sur les champs encore verts. J'avançai de quelques pas vers la pelouse et je regardai la maison. Elle avait trois étages. Sans être très vaste, elle était pourtant assez spacieuse; elle ressemblait plutôt au manoir d'un gentleman qu'au château d'un noble. Ses créneaux et sa façade grise lui donnaient quelque chose de pittoresque. Non loin de là étaient nichées de nombreuses familles de corneilles, qui, pour le moment, prenaient leurs ébats dans les airs. Elles volèrent au-dessus de la pelouse et des champs pour arriver à une grande prairie qui en était séparée par une clôture en ruine, près de laquelle on apercevait une rangée de vieux arbres noueux d'une taille gigantesque; de là venait probablement le nom de la maison. Plus loin on voyait des collines, moins élevées que celles qui entouraient Lowood, et moins semblables surtout à des barrières destinées à vous séparer du monde vivant, assez tranquilles pourtant et assez solitaires pour faire de Thornfield une espèce d'ermitage dont on n'aurait pas soupçonné l'existence si près d'une ville telle que Millcote. Sur le versant d'une des collines était étagé un petit hameau dont les toits se mêlaient aux arbres. L'église du district était plus près de Thornfield que le hameau; le haut de sa vieille tour perçait entre la maison et les portes, au-dessus d'un monticule.

      Je jouissais de cet aspect calme, de cet air frais; j'écoutais le croassement des corneilles, je regardais la large entrée de la salle et je pensais combien cette maison était grande pour une seule petite dame telle que Mme Fairfax, lorsque celle-ci apparut à la porte.

      «Quoi! déjà dehors? dit-elle; Je vois que vous êtes matinale.»

      Je m'avançai vers elle; elle m'embrassa et me tendit la main.

      «Thornfield vous plaît-il?» me demanda-t-elle.

      Je lui répondis qu'il me plaisait infiniment.

      «Oui, dit-elle, c'est un joli endroit; mais il perdra beaucoup si M. Rochester ne se décide pas à y demeurer ou à y faire de plus fréquentes visites. Les belles terres et les grandes maisons exigent la présence du propriétaire.

      – M. Rochester! m'écriai-je; qui est-ce?

      – Le propriétaire de Thornfield, me répondit-elle tranquillement; ne saviez-vous pas qu'il s'appelait Rochester?

      – Certes, non, je ne le savais pas; je n'avais jamais entendu parler de lui.»

      Mais la bonne dame semblait croire que l'existence de M. Rochester était universellement connue, et que tout le monde devait en avoir conscience.

      «Je pensais, continuai-je, que Thornfield vous appartenait.

      – À moi! Dieu vous bénisse, mon enfant; quelle idée! à moi! je ne suis que la femme de charge. Il est vrai que je suis une parente éloignée de M. Rochester par sa mère, ou du moins mon mari était un parent. Il était prêtre bénéficier de Hay, ce petit village que vous voyez là sur le versant de la colline, et cette église était la sienne. La mère de M. Rochester était une Fairfax, cousine au second degré de mon mari; mais je n'ai jamais cherché à tirer parti de cette parenté, elle est nulle à mes yeux; je me considère comme une simple femme de charge; mon maître est toujours très poli pour moi; je ne demande rien de plus.

      – Et la petite fille, mon élève?

      – Est la pupille de M. Rochester. Il m'a chargée de lui trouver une gouvernante. Il a l'intention, je crois, de la faire élever dans le comté de… La voilà qui vient avec sa bonne, car c'est le nom qu'elle donne à sa nourrice.»

      Ainsi l'énigme était expliquée. Cette petite veuve affable et bonne n'était pas une grande dame, mais une personne dépendante comme moi. Je ne l'en aimais pas moins; au contraire, j'étais plus contente que jamais. L'égalité entre elle et moi était réelle, et non pas seulement le résultat de sa condescendance. Tant mieux, ma position ne devait s'en trouver que plus libre.

      Pendant que je réfléchissais sur ma découverte, une petite fille accompagnée de sa bonne arriva en courant le long de la pelouse. Je regardai mon élève, qui d'abord ne sembla pas me remarquer: c'était une enfant de sept ou huit ans, délicate, pâle, avec de petits traits et des cheveux abondants tombant en boucles sur son cou.

      «Bonjour, mademoiselle Adèle, dit Mme Fairfax. Venez dire bonjour à la dame qui doit être votre maîtresse, et qui fera de vous quelque jour une femme bien savante.»

      Elle approcha.

      «C'est là ma gouvernante?» dit-elle en français à sa nourrice, qui lui répondit: «Mais oui, certainement.

      – Sont-elles étrangères? demandai-je, étonnée de les entendre parler français.

      – La nourrice est étrangère et Adèle est née sur le continent; elle ne l'avait jamais quitté, je crois, avant de venir ici, il y a six mois environ. Lorsqu'elle est arrivée, elle ne savait pas un mot d'anglais; maintenant elle commence à le parler un peu; mais je ne la comprends pas, parce qu'elle confond les deux langues. Quant à vous, je suis persuadée que vous l'entendrez très bien.»

      Heureusement que j'avais eu une maîtresse française, et comme j'avais toujours cherché à parler le plus possible avec Mme Pierrot, et que pendant les sept dernières années j'avais appris tous les jours un peu de français par coeur, en m'efforçant d'imiter aussi bien que possible la prononciation de ma maîtresse, j'étais arrivée à parler assez vite et assez correctement pour être sûre de me tirer d'affaire avec Mlle Adèle. Elle s'avança vers moi, et me donna une poignée de main lorsqu'on lui eut dit que j'étais sa gouvernante. En la conduisant déjeuner, je lui adressai quelques phrases dans sa langue. Elle répondit d'abord brièvement; mais lorsque nous fûmes à table, et qu'elle eut fixé pendant une dizaine de minutes ses yeux brun clair sur moi, elle commença tout à coup son bavardage.

      «Ah! s'écria-t-elle en français, vous parlez ma langue aussi bien que M. Rochester. Je puis causer avec vous comme avec lui, et Sophie aussi le pourra; elle va être bien contente, personne ne la comprend ici; Mme Fairfax est Anglaise. Sophie est ma nourrice; elle a traversé la mer avec moi sur un grand bateau où il y avait une cheminée qui fumait, qui fumait! J'étais malade, et Sophie et M. Rochester aussi. M. Rochester était étendu sur un sofa dans une jolie pièce qu'on appelait le salon. Sophie et moi nous avions deux petits lits dans une autre chambre; je suis presque tombée du mien; il était comme un banc Ah! mademoiselle, comment vous appelez-vous?

      – Eyre, Jane Eyre.

      – Aire! Bah! Je ne puis pas le dire. Eh bien, notre bateau s'arrêta le matin,


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