Création et rédemption, deuxième partie: La fille du marquis. Dumas Alexandre

Création et rédemption, deuxième partie: La fille du marquis - Dumas Alexandre


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se croire oubliée.

      Jacques avait constamment porté la lettre d'Éva, qui, extraite du dossier du marquis de Chazelay, lui avait été donnée par le jeune aide de camp du général de Custine.

      Cette lettre, il la savait par cœur, mais ce n'était point assez de se la redire, la parole est impalpable, et les objets matériels ont, par la vue et par le toucher, une puissance qu'elle n'aura jamais.

      Cette lettre il la tirait de la poche la plus secrète de son portefeuille; il la regardait, il la touchait, il la baisait. À trente ans, Jacques, par la façon dont il avait vécu, avait retrouvé toutes les illusions d'un jeune homme; il n'avait jamais eu que deux amours: la science et Éva, et encore avait-il consacré le premier au second.

      Rien au reste n'est favorable à la rêverie comme le mouvement d'une voiture. Le bruit monotone des roues vous isole des autres bruits, et tandis que vous avancez toujours, vous enferme avec votre pensée.

      Et alors Jacques repassait dans son esprit cette suite d'événements à laquelle il allait devoir le bonheur de retrouver Éva et de la retrouver libre.

      Non, Dieu n'était point un Dieu personnel se mêlant à la vie de l'homme et influent sur l'homme. Mais Jacques croyait, nous l'avons dit, à l'influence et même à la volonté de Dieu sur la conduite des grands événements des nations, se dégageant des petits événements de la vie humaine; et c'était ainsi que, par un fil invisible qui le rapprochait des croyances communes, il ramenait en réalité tout à Dieu, mais sans imposer à cette suprême majesté qu'elle s'appelât Dieu, Nature, Providence, la responsabilité des petits accidents de mort et de vie, qu'elle jette en pâture à ces deux divinités qui se disputent l'homme: la fatalité et le hasard.

      Ainsi, quelque service qu'ait rendus Jacques à Éva et par contre-coup au marquis de Chazelay, en faisant retrouver la santé, l'intelligence et la raison à sa fille, il ne pouvait combler l'abîme qui, dans cette époque de préjugés sociaux, le séparait de celle qu'il aimait, même en jetant le service rendu dans l'abîme.

      Mais si Jacques eût été un de ces chrétiens égoïstes qui rapportent tout à eux, se font le centre de tout et croient que Dieu est prêt à faire choir une étoile du ciel pour qu'ils y allument leur lampe, il se fût dit:

      La France a fait une révolution pour que le marquis de Chazelay m'enlevât sa fille, que sans indélicatesse je ne pouvais prendre mystérieusement pour ma maîtresse ou pour ma femme; pour qu'il émigrât avec elle, en la laissant sous la direction de sa tante; pour qu'il se fît tuer en servant contre son pays, ce qui prive non-seulement Éva d'un père, mais lui fait perdre toute sa fortune, puisque la confiscation des biens suit immédiatement la mort de l'émigré pris les armes à la main, et pour que sans père et sans fortune, échappant à toute tutelle, redevenant maîtresse d'elle-même, elle retrouve en moi l'appui et la fortune qu'elle a perdus.

      Et, sans faire ces réflexions à ce point de vue, Jacques Mérey n'en suivait pas moins avec cet étonnement croissant de l'homme de génie qui, sans voir l'arbre, ramasse les fruits, toutes ces ramifications étranges qui servent de trame à la vie de l'homme.

      Et il ne sortait de son rêve, remontant éternellement du connu à l'inconnu et redescendant sans cesse du matériel à l'idéal, que pour crier au postillon:

      – Vite, plus vite!

      Une fois en voiture, Jacques avait juré de n'en plus descendre, et de faire sans s'arrêter les cent soixante lieues qui le séparaient de Vienne; mais il avait compté sans les difficultés que les événements politiques mettaient au voyage des Français en Allemagne. Pour tous les princes allemands, en opposition complète avec nos principes, tout Français était un incendiaire prêt à mettre le feu à ses États.

      Or, à chaque frontière de principauté, si invisible qu'elle fût sur la carte, il fallait descendre de voiture, subir un interrogatoire et justifier de son identité.

      C'est ce que faisait Jacques, et il perdait trois ou quatre heures par jour à ces formalités. Il est vrai que, une fois arrivé à Salzbourg, tout fut dit pour le reste de l'Autriche. La frontière franchie, la route était libre jusqu'à Vienne.

      Enfin, toujours pressant de la voix chevaux et postillon, on arriva aux portes de Vienne vers cinq heures de l'après-midi.

      Là le voyageur eut à subir un nouvel interrogatoire, une nouvelle visite des papiers.

      On lui donna ensuite un permis de séjour d'une semaine, après laquelle il devait faire renouveler sa carte et dire combien de temps il comptait rester dans la capitale de l'Autriche.

      Comme il remontait en voiture, le postillon lui demanda où il le devait conduire.

      Jacques était décidé à tout brusquer. Il répondit donc:

      – Josephplatz, nº 11.

      Le postillon s'engagea dans un réseau de petites rues et déboucha enfin en face de la statue de l'empereur qui a fait donner son nom à cette place.

      Jacques, la tête passée par la portière, cherchait des yeux laquelle de toutes ces maisons qui forment la place pouvait être celle qu'occupait Éva.

      Une seule parmi toutes avait ses portes, ses fenêtres, ses contrevents fermés comme un tombeau.

      Il vit avec une angoisse qui dégénéra bientôt en terreur, que le postillon dirigeait la voiture de ce côté.

      Enfin il s'arrêta à la porte de cette maison aveugle et muette.

      – Eh bien? lui cria Jacques.

      – Eh bien! monsieur, répondit le postillon, c'est ici.

      – Ici le nº 11?

      – Oui.

      Jacques sauta hors de la voiture, se recula pour bien voir si c'était en effet la maison désignée, fouilla dans sa poche, rouvrit pour la centième fois le billet de Danton.

      Le billet disait bien:

      Josephplatz, maison nº 11.

      Jacques se jeta comme un fou sur le marteau et la sonnette, et tout à la fois sonna et frappa.

      Personne ne répondit.

      Le son revenant mat et sourd indiquait que tout était fermé au dedans comme au dehors.

      – Ah! mon Dieu, mon Dieu! murmurait Jacques, qu'est-il donc arrivé?

      Et il tirait le cordon de la sonnette plus violemment et frappait plus fort. On commençait à s'arrêter.

      Enfin un craquement se fit entendre à la maison à côté, une fenêtre s'ouvrit, une tête passa.

      C'était celle d'un homme d'une soixantaine d'années.

      – Pardon, monsieur, dit-il en bon français avec la politesse viennoise; mais pourquoi vous acharnez-vous à frapper à cette maison où il n'y a personne?

      – Comment, personne? s'écria Jacques.

      – Non, monsieur, depuis huit jours, du moins.

      – Cette maison n'était-elle pas habitée par deux dames?

      – Oui, monsieur.

      – Deux dames françaises?

      – Oui.

      – Une vieille et une jeune.

      – Une vieille et une jeune! C'est bien cela à ce que je crois, du moins, ne sortant pas de ma bibliothèque et ne m'occupant pas de mes voisins.

      – Pardon, pardon, excusez-moi si j'abuse de votre bonté, dit Jacques d'une voix éperdue, mais… mais ces dames, que sont-elles devenues?

      – Je crois avoir entendu dire que l'une des deux était morte; oui, c'était même une catholique. Je me rappelle avoir entendu le chant des prêtres, qui m'a dérangé dans mes recherches.

      – Laquelle, monsieur? dit Jacques Mérey en joignant les mains; pour l'amour de Dieu, laquelle?

      – Comment, laquelle?

      – Oui, laquelle, laquelle des deux est morte?


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