Chroniques de J. Froissart, Tome Premier, 1re partie. Froissart Jean

Chroniques de J. Froissart, Tome Premier, 1re partie - Froissart Jean


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du cas sujet et du cas régime, qui sont très-marquées dans le texte du ms. 5006, attestent l'antiquité et l'authenticité exceptionnelles de cette copie; et le tome I, si par malheur il n'était perdu, nous offrirait certainement le plus ancien exemplaire de la première rédaction.

      Enfin, le premier livre, dans le manuscrit de notre Bibliothèque impériale coté 86, ainsi que dans le célèbre exemplaire de la ville de Breslau, semble aussi appartenir à la seconde phase de la deuxième rédaction; car il est encore plus court que dans le ms. 20356, et ne va pas au delà du siége de Bourdeilles en 1369. Il est vrai que les manuscrits 86 et de Breslau sont relativement modernes et n'ont été exécutés que pendant la seconde moitié du quinzième siècle; mais comme ils appartiennent à des familles différentes et ne dérivent l'un de l'autre en aucune façon, ils reproduisent sans doute un exemplaire beaucoup plus ancien qu'on devrait alors considérer comme le spécimen le moins étendu de la première rédaction.

      Tous les manuscrits qu'on vient de mentionner sont d'ailleurs complets dans leur état actuel; et s'ils coupent le premier livre plus tôt que les autres exemplaires de la première rédaction, ils n'ont pourtant subi aucune mutilation.

Quoique la coupure du premier livre soit toujours placée entre les années 1369 et 1373, on aura remarqué qu'elle ne s'arrête pas au même endroit dans les divers manuscrits indiqués plus haut; elle est fixée, dans les mss. 86 et de Breslau, au siége de Bourdeilles; dans les mss. 5006 et 20356, à la prise de la Roche-sur-Yon; enfin dans les mss. 2655, 2641, 2642 et 131 de sir Thomas Phillipps, à la reddition de la Rochelle. Pendant le laps de temps qui s'est écoulé de 1369 à 1373, il est probable que Froissart a fait exécuter plusieurs copies de son œuvre. Chacune de ces copies a dû naturellement s'enrichir de ce que l'auteur avait trouvé le moyen d'ajouter à son récit dans l'intervalle d'une copie à l'autre. Ne pourrait-on pas expliquer ainsi les diversités de coupure que nous venons de signaler, diversités qui, d'après cette hypothèse, correspondraient à autant de copies successives, et, par suite, à une rédaction de plus en plus complète, de plus en plus avancée? Les scribes qui ont exécuté ces copies avaient sans doute l'ordre de transcrire tout ce que Froissart pourrait rédiger tandis qu'ils accomplissaient leur besogne, et l'un d'eux a accompli sa tâche avec une ponctualité si machinale, que les mss. 2655, 2641, 2642 et 131 de sir Thomas Phillipps se terminent par une phrase inachevée16. Il est très-remarquable, comme Dacier en a fait l'observation17, que les mss. 2641, 2642, 2655 et sans doute18 aussi le ms. 131 de sir Thomas Phillipps, malgré leur ressemblance profonde, n'ont point été copiés cependant les uns sur les autres: cela n'indiquerait-il pas que, sinon ces manuscrits, du moins leurs prototypes, ont été exécutés par différents scribes sur le texte original lui-même?

      D'ailleurs, si la fin du premier livre a je ne sais quoi d'écourté et d'un peu hâtif dans les exemplaires dont il s'agit, il faut peut-être attribuer ce caractère moins encore à l'impatience des grands seigneurs pour lesquels les copies ont été faites qu'au besoin pressant que devait éprouver l'auteur de recevoir une rémunération légitime de son travail. N'oublions pas, en effet, que la seconde phase de la composition de la première rédaction correspond à une période de la vie de Froissart où ce chroniqueur semble n'avoir eu, à défaut de patrimoine, d'autres moyens d'existence que le produit de sa plume. Le jeune protégé de Philippe de Hainaut venait de perdre par suite de la mort de la bonne reine d'Angleterre arrivée le 15 août 1369 la position de clerc qu'il occupait auprès de cette princesse; il avait dû revenir dans son pays, sans doute pour y chercher les ressources assurées qu'il ne trouvait plus désormais au delà du détroit. D'un autre côté, nous voyons par les comptes du duché de Brabant19 qu'il n'était pas encore curé des Estinnes-au-Mont en 1370; et peut-être ne fut-il pourvu de cet important bénéfice que l'année même où il apparaît pour la première fois avec le titre de curé, c'est-à-dire en 1373. Qui sait si des nécessités plus ou moins impérieuses et le désir de se créer de nouveaux titres à une position qui lui tint lieu de celle dont il venait d'être privé par la mort de sa protectrice, qui sait, dis-je, si ces circonstances plus ou moins difficiles ne sont pas venues se joindre dans une certaine mesure à une vocation naturelle pour stimuler le génie de Froissart?

      Dans cette seconde phase, l'auteur des Chroniques a dû plus ou moins remanier l'essai présenté jadis à Philippe de Hainaut, et il a ajouté à son œuvre primitive, d'une part, le récit des événements depuis 1325 jusqu'en 1356, de l'autre, la narration des faits survenus de 1359 ou 1360 à 1372. Il a puisé les matériaux de la partie antérieure à 1356 soit dans la chronique de Jean le Bel soit dans ses propres renseignements, tandis qu'il semble avoir composé la partie postérieure à 1359 à peu près exclusivement d'après ses informations personnelles.

      Quand nous plaçons entre 1369 et 1373 la seconde phase de la composition de la première rédaction, est-ce à dire que l'auteur des Chroniques n'ait rien écrit au point de vue historique de 1359 ou 1360 à 1369? Telle n'est pas notre pensée. Froissart, qui a vécu pendant cet intervalle à la cour d'Angleterre en qualité de clerc de la reine Philippe, avait à un trop haut degré la passion de l'histoire pour ne pas tirer parti d'une situation aussi favorable: il a dû recueillir sans cesse des matériaux, prendre des notes, enregistrer des faits et des dates. Ce rôle d'historiographe était même inhérent aux fonctions du jeune clerc, comme le prouvent les paroles suivantes du maréchal d'Aquitaine venant annoncer à Froissart en 1367 la naissance de l'enfant qui fut plus tard Richard II: «Froissart, escripsez et mettez en memoire que madame la princesse est accouchée d'un beau fil qui est venu au monde au jour des Rois20.» Lors donc qu'on fixe de 1369 à 1373 la seconde phase de la première rédaction, il faut entendre seulement que la mise en œuvre définitive, la composition proprement dite en un mot n'eut lieu qu'à cette date.

      On vient de dire que Froissart a puisé les matériaux de la première rédaction, pour la partie antérieure à 1356, dans la chronique de Jean le Bel. Le prologue de cette rédaction contient les lignes suivantes qu'on ne saurait trop méditer: «… Je me vueil fonder et ordonner sur les vraies croniques jadis faites et rassemblées par venerable homme et discret monseigneur Jehan le Bel, chanoine de Saint Lambert du Liège, qui grant cure et toute bonne diligence mist en ceste matière et la continua tout son vivant au plus justement qu'il pot, et moult lui cousta à acquerre et à l'avoir.» Et plus loin: «… J'ay emprinse ceste histoire à poursuir sur l'ordonnance et fondation devant dite.» Un autre passage de ce même prologue nous apprend que Froissart avait raconté dans un premier essai historique les événements survenus depuis la bataille de Poitiers; cet essai devait s'arrêter à 1361, puisque nous savons que c'est l'année où il fut présenté à la reine Philippe; d'où il suit que le mot poursuir dans la dernière phrase citée s'applique évidemment à la continuation de cet essai jusqu'en 1369 ou 1372. Quant à la partie antérieure à 1356, il est impossible d'exprimer plus clairement que par ces mots: Je me vueil fonder et ordonner, toutes les obligations que notre chroniqueur reconnaît devoir à Jean le Bel pour cette première partie.

      Des trois rédactions du premier livre la première est certainement celle où l'on trouve en général, de 1325 à 1356, le moins de développements originaux et où l'on constate les emprunts les plus nombreux, les plus serviles à la chronique du chanoine de Liége. Ces emprunts à Jean le Bel abondent tellement dans la première rédaction qu'on a plus vite fait d'y relever ce qui est original que ce qui provient d'une source étrangère.

      Dans le présent volume, notamment, cette rédaction, si l'on ne tient pas compte d'une foule de modifications de détail, n'offre guère d'autres additions un peu importantes et entièrement propres à Froissart que les suivantes: entrevue du roi de France Charles le Bel avec sa sœur Isabelle d'Angleterre21; – voyage d'Édouard III en France et prestation d'hommage de ce prince à Philippe de Valois22; – préparatifs d'une croisade projetée par le roi de France23; – combat de Cadsand24; – divers incidents


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<p>16</p>

Les derniers mots sont dans le ms. 2655 et le ms. 131 de sir Thomas Phillipps: esperons encore à nuit, dans les mss. 2641 et 2642: esperons encore. Cf. Chroniques dans Buchon, éd. du Panthéon, t. I, p. 645.

<p>17</p>

Voyez les notes de Dacier sur les mss. de Froissart conservés à la Bibliothèque du Roi, dans Buchon, t. III, p. 384.

<p>18</p>

Je dis sans doute, car j'ai fait exprès en 1868 le voyage de Cheltenham pour étudier le ms. 131, et le malheur a voulu que sir Thomas Phillipps n'ait pu le retrouver. C'est par M. Kervyn que j'ai appris quels sont les derniers mots du ms. 131, et je renouvelle ici publiquement au célèbre érudit belge mes remerciments.

<p>19</p>

M. Pinchart, qui a publié des extraits de ces comptes, est le savant qui aura le plus fait en ce siècle pour la biographie positive de Froissart. Voyez sa brochure intitulée: La cour de Jeanne et de Wenceslas, p. 68.

<p>20</p>

Chroniques de Froissart dans Buchon, édit. du Panthéon, t. III, p. 369.

<p>21</p>

P. 15 et 17, 220 et 221.

<p>22</p>

P. 90 à 100.

<p>23</p>

P. 114 à 118.

<p>24</p>

P. 132 à 138.