Le vicomte de Bragelonne, Tome II.. Dumas Alexandre

Le vicomte de Bragelonne, Tome II. - Dumas Alexandre


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clarté de la lampe affaiblie semblait une image de ce calme sommeil d'une jeune fille, dont la vie à peine se manifeste, à peine est sensible, et dont la flamme se tempère aussi quand le corps est endormi. Bragelonne sortit de sa tente avec la démarche lente et mesurée de l'homme curieux de voir et jaloux de n'être point vu. Alors, abrité derrière les rideaux épais, embrassant toute la place d'un seul coup d'oeil, il vit, au bout d'un instant, les rideaux de la tente de de Guiche s'entrouvrir et s'agiter.

      Derrière les rideaux se dessinait l'ombre de de Guiche, dont les yeux brillaient dans l'obscurité, attachés ardemment sur le salon de Madame, illuminé doucement par la lumière intérieure de l'appartement.

      Cette douce lueur qui colorait les vitres était l'étoile du comte. On voyait monter jusqu'à ses yeux l'aspiration de son âme tout entière. Raoul, perdu dans l'ombre, devinait toutes les pensées passionnées qui établissaient entre la tente du jeune ambassadeur et le balcon de la princesse un lien mystérieux et magique de sympathie; lien formé par des pensées empreintes d'une telle volonté, d'une telle obsession, qu'elles sollicitaient certainement les rêves amoureux à descendre sur cette couche parfumée que le comte dévorait avec les yeux de l'âme.

      Mais de Guiche et Raoul n'étaient pas les seuls qui veillassent. La fenêtre d'une des maisons de la place était ouverte; c'était la fenêtre d'une maison habitée par Buckingham.

      Sur la lumière qui jaillissait hors de cette dernière fenêtre se détachait en vigueur la silhouette du duc, qui, mollement appuyé sur la traverse sculptée et garnie de velours, envoyait au balcon de Madame ses voeux et les folles visions de son amour.

      Bragelonne ne put s'empêcher de sourire.

      – Voilà un pauvre coeur bien assiégé, dit-il en songeant à

      Madame.

      Puis, faisant un retour compatissant vers Monsieur:

      – Et voilà un pauvre mari bien menacé, ajouta-t-il; bien lui est d'être un grand prince et d'avoir une armée pour garder son bien.

      Bragelonne épia pendant quelque temps le manège des deux soupirants, écouta le ronflement sonore, incivil, de Manicamp, qui ronflait avec autant de fierté que s'il eût eu son habit bleu au lieu d'avoir son habit violet, se tourna vers la brise qui apportait à lui le chant lointain d'un rossignol; puis, après avoir fait sa provision de mélancolie, autre maladie nocturne, il rentra se coucher en songeant, pour son propre compte, que peut- être quatre ou six yeux tout aussi ardents que ceux de de Guiche ou de Buckingham couvaient son idole à lui dans le château de Blois.

      – Et ce n'est pas une bien solide garnison que Mlle de Montalais, dit-il tout bas en soupirant tout haut.

      Chapitre LXXXVII – Du Havre à Paris

      Le lendemain, les fêtes eurent lieu avec toute la pompe et toute l'allégresse que les ressources de la ville et la disposition des esprits pouvaient donner.

      Pendant les dernières heures passées au Havre, le départ avait été préparé.

      Madame, après avoir fait ses adieux à la flotte anglaise et salué une dernière fois la patrie en saluant son pavillon, monta en carrosse au milieu d'une brillante escorte.

      De Guiche espérait que le duc de Buckingham retournerait avec l'amiral en Angleterre; mais Buckingham parvint à prouver à la reine que ce serait une inconvenance de laisser arriver Madame presque abandonnée à Paris.

      Ce point une fois arrêté, que Buckingham accompagnerait Madame, le jeune duc se choisit une cour de gentilshommes et d'officiers destinés à lui faire cortège à lui-même; en sorte que ce fut une armée qui s'achemina vers Paris, semant l'or et jetant les démonstrations brillantes au milieu des villes et des villages qu'elle traversait.

      Le temps était beau. La France était belle à voir, surtout de cette route que traversait le cortège. Le printemps jetait ses fleurs et ses feuillages embaumés sur les pas de cette jeunesse. Toute la Normandie, aux végétations plantureuses, aux horizons bleus, aux fleuves argentés, se présentait comme un paradis pour la nouvelle soeur du roi. Ce n'était que fêtes et enivrements sur la route. De Guiche et Buckingham oubliaient tout: de Guiche pour réprimer les nouvelles tentatives de l'Anglais, Buckingham pour réveiller dans le coeur de la princesse un souvenir plus vif de la patrie à laquelle se rattachait la mémoire des jours heureux.

      Mais, hélas! le pauvre duc pouvait s'apercevoir que l'image de sa chère Angleterre s'effaçait de jour en jour dans l'esprit de Madame, à mesure que s'y imprimait plus profondément l'amour de la France. En effet, il pouvait s'apercevoir que tous ces petits soins n'éveillaient aucune reconnaissance, et il avait beau cheminer avec grâce sur l'un des plus fougueux coursiers du Yorkshire, ce n'était que par hasard et accidentellement que les yeux de la princesse tombaient sur lui.

      En vain essayait-il, pour fixer sur lui un de ses regards égarés dans l'espace ou arrêtés ailleurs, de faire produire à la nature animale tout ce qu'elle peut réunir de force, de vigueur, de colère et d'adresse: en vain, surexcitant le cheval aux narines de feu, le lançait-il, au risque de se briser mille fois contre les arbres ou de rouler dans les fossés, pardessus les barrières et sur la déclivité des rapides collines, Madame, attirée par le bruit, tournait un moment la tête, puis, souriant légèrement, revenait à ses gardiens fidèles, Raoul et de Guiche, qui chevauchaient tranquillement aux portières de son carrosse.

      Alors Buckingham se sentait en proie à toutes les tortures de la jalousie; une douleur inconnue, inouïe, brûlante, se glissait dans ses veines et allait assiéger son coeur; alors, pour prouver qu'il comprenait sa folie, et qu'il voulait racheter par la plus humble soumission ses torts d'étourderie, il domptait son cheval et le forçait, tout ruisselant de sueur, tout blanchi d'une écume épaisse, à ronger son frein près du carrosse, dans la foule des courtisans.

      Quelquefois il obtenait pour récompense un mot de Madame, et encore ce mot lui semblait-il un reproche.

      – Bien! monsieur de Buckingham, disait-elle, vous voilà raisonnable.

      Ou un mot de Raoul.

      – Vous tuez votre cheval, monsieur de Buckingham.

      Et Buckingham écoutait patiemment Raoul, car il sentait instinctivement, sans qu'aucune preuve lui en eût été donnée, que Raoul était le modérateur des sentiments de de Guiche, et que, sans Raoul, déjà quelque folle démarche, soit du comte, soit de lui, Buckingham, eût amené une rupture, un éclat, un exil peut- être. Depuis la fameuse conversation que les deux jeunes gens avaient eue dans les tentes du Havre, et dans laquelle Raoul avait fait sentir au duc l'inconvenance de ses manifestations, Buckingham était comme malgré lui attiré vers Raoul.

      Souvent il engageait la conversation avec lui, et presque toujours c'était pour lui parler ou de son père, ou de d'Artagnan, leur ami commun, dont Buckingham était presque aussi enthousiaste que Raoul. Raoul affectait principalement de ramener l'entretien sur ce sujet devant de Wardes, qui pendant tout le voyage avait été blessé de la supériorité de Bragelonne, et surtout de son influence sur l'esprit de de Guiche. De Wardes avait cet oeil fin et inquisiteur qui distingue toute mauvaise nature; il avait remarqué sur-le-champ la tristesse de de Guiche et ses aspirations amoureuses vers la princesse.

      Au lieu de traiter le sujet avec la réserve de Raoul, au lieu de ménager dignement comme ce dernier les convenances et les devoirs, de Wardes attaquait avec résolution chez le comte cette corde toujours sonore de l'audace juvénile et de l'orgueil égoïste. Or, il arriva qu'un soir, pendant une halte à Mantes, de Guiche et de Wardes causant ensemble appuyés à une barrière, Buckingham et Raoul causant de leur côté en se promenant, Manicamp faisant sa cour aux princesses, qui déjà le traitaient sans conséquence à cause de la souplesse de son esprit, de la bonhomie civile de ses manières et de son caractère conciliant:

      – Avoue, dit de Wardes au comte, que te voilà bien malade et que ton pédagogue ne te guérit pas.

      – Je ne te comprends pas, dit le comte.

      – C'est facile cependant: tu dessèches d'amour.

      – Folie, de Wardes, folie!

      – Ce


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