Le roman d'un jeune homme pauvre (Novel). Feuillet Octave

Le roman d'un jeune homme pauvre (Novel) - Feuillet Octave


Скачать книгу
qui semblent les plus innocentes. Il ne faut pas, quand les mauvais temps viennent, habituer son âme à la souplesse; elle n'a que trop de penchant à plier.

      La fatigue et le froid m'ont fait rentrer vers neuf heures. La porte de l'hôtel s'est trouvée ouverte; je gagnais l'escalier d'un pas de fantôme, quand j'ai entendu dans la loge du concierge le bruit d'une conversation animée dont je paraissais faire les frais, car à ce moment même le tyran du lieu prononçait mon nom avec l'accent du mépris.

      – Fais-moi le plaisir, disait-il, madame Vauberger, de me laisser tranquille avec ton Maxime. Est-ce moi qui l'ai ruiné, ton Maxime? Eh bien, qu'est-ce que tu me chantes alors? S'il se tue, on l'enterrera, quoi!

      – Je te dis, Vauberger, a repris la femme, que ça t'aurait fendu le coeur si tu l'avais vu avaler sa carafe… Et si je croyais, vois-tu, que tu penses ce que tu dis, quand tu dis nonchalamment, comme un acteur: "S'il se tue, on l'enterrera!.." Mais je ne le crois pas, parce qu'au fond tu es un brave homme, quoique tu n'aimes pas à être dérangé de tes habitudes… Songe donc, Vauberger, manquer de feu et de pain! Un garçon qui a été nourri toute sa vie avec du blanc-manger et élevé dans les fourrures comme un pauvre chat chéri! Ce n'est pas une honte et une indignité, ça, et ce n'est pas un drôle de gouvernement que ton gouvernement qui permet des choses pareilles!

      – Mais ça ne regarde pas du tout le gouvernement, a répondu avec assez de raison M. Vauberger… Et puis, tu te trompes, je te dis… il n'en est pas là… il ne manque pas de pain. C'est impossible!

      – Eh bien, Vauberger, je vais te dire tout: je l'ai suivi, je l'ai espionné, là, et je l'ai fait espionner par Edouard; eh bien, je suis sûre qu'il n'a pas dîné hier, qu'il n'a pas déjeuné ce matin, et comme j'ai fouillé dans toutes ses poches et dans tous ses tiroirs, et qu'il n'y reste pas un rouge liard, bien certainement il n'aura pas dîné aujourd'hui, car il est trop fier pour aller mendier un dîner…

      – Eh bien, tant pis pour lui! Quand on est pauvre, il ne faut pas être fier, a dit l'honorable concierge, qui m'a paru en cette circonstance exprimer les sentiments d'un portier.

      J'avais assez de ce dialogue; j'y ai mis fin brusquement en ouvrant la porte de la loge, et en demandant une lumière à M. Vauberger, qui n'aurait pas été plus consterné, je crois, si je lui avais demandé sa tête. Malgré tout le désir que j'avais de faire bonne contenance devant ces gens, il m'a été impossible de ne pas trébucher une ou deux fois dans l'escalier: la tête me tournait. En entrant dans ma chambre, ordinairement glaciale, j'ai eu la surprise d'y trouver une température tiède, doucement entretenue par un feu clair et joyeux. Je n'ai pas eu le rigorisme de l'éteindre! j'ai béni les braves coeurs qu'il y a dans le monde; je me suis étendu dans un vieux fauteuil en velours d'Utrecht que des revers de fortune ont fait passer, comme moi-même, du rez-de-chaussée à la mansarde, et j'ai essayé de sommeiller. J'étais depuis une demi-heure environ plongé dans une sorte de torpeur dont la rêverie uniforme me présentait le mirage de somptueux festins et de grasses kermesses, quand le bruit de la porte qui s'ouvrait m'a réveillé en sursaut. J'ai cru rêver encore, en voyant entrer madame Vauberger ornée d'un vaste plateau sur lequel fumaient deux ou trois plats odoriférants. Elle avait déjà posé son plateau sur le parquet et commencé à étendre une nappe sur la table avant que j'eusse pu secouer entièrement ma léthargie. Enfin, je me suis levé brusquement.

      – Qu'est-ce que c'est? ai-je dit. Qu'est-ce que vous faites?

      Madame Vauberger a feint une vive surprise.

      – Est-ce que monsieur n'a pas demandé à dîner?

      – Pas du tout.

      – Edouard m'a dit que monsieur…

      – Edouard s'est trompé: c'est quelque locataire à côté; voyez.

      – Mais il n'y a pas de locataire sur le palier de monsieur…

      Je ne comprends pas…

      – Enfin ce n'est pas moi… Qu'est-ce que cela veut donc dire? Vous me fatiguez! Emportez cela!

      La pauvre femme s'est mise alors à replier tristement sa nappe, en me jetant les regards éplorés d'un chien qu'on a battu.

      – Monsieur a probablement dîné, a-t-elle repris d'une voix timide.

      – Probablement.

      – C'est dommage, car le dîner était tout prêt; il va être perdu, et le petit va être grondé par son père. Si monsieur n'avait pas eu dîné par hasard, monsieur m'aurait bien obligée…

      J'ai frappé du pied avec violence.

      – Allez-vous-en, vous dis-je!

      Puis, comme elle sortait, je me suis approché d'elle:

      – Ma bonne Louison, je vous comprends, je vous remercie; mais je suis un peu souffrant ce soir, je n'ai pas faim.

      – Ah! monsieur Maxime, s'est-elle écriée en pleurant, si vous saviez comme vous me mortifiez! Eh bien, vous me payerez mon dîner, là, si vous voulez; vous me mettrez de l'argent dans la main quand il vous en viendra;… mais vous pouvez être bien sûr que quand vous me donneriez cent mille francs, ça ne me ferait pas autant de plaisir que de vous voir manger mon pauvre dîner! C'est une fière aumône que vous me feriez, allez! Vous qui avez de l'esprit, monsieur Maxime, vous devez bien comprendre ça, pourtant.

      – Eh bien, ma chère Louison… que voulez-vous? Je ne peux pas vous donner cent mille francs… mais je m'en vais manger votre dîner… Vous me laisserez seul, n'est-ce pas?

      – Oui, monsieur. Ah! merci, monsieur. Je vous remercie bien, monsieur. Vous avez bon coeur.

      – Et bon appétit aussi, Louison. Donnez-moi votre main: ce n'est pas pour y mettre de l'argent, soyez tranquille. Là… Au revoir, Louison.

      L'excellente femme est sortie en sanglotant.

      J'achevais d'écrire ces lignes après avoir fait honneur au dîner de Louison, quand j'ai entendu dans l'escalier le bruit d'un pas lourd et grave; en même temps j'ai cru distinguer la voix de mon humble providence s'exprimant sur le ton d'une confidence hâtive et agitée. Peu d'instants après, on a frappé, et, pendant que Louison s'effaçait dans l'ombre, j'ai vu paraître dans le cadre de la porte la silhouette solennelle du vieux notaire. M. Laubépin a jeté un regard rapide sur le plateau où j'avais réuni les débris de mon repas; puis, s'avançant vers moi et ouvrant les bras en signe de confusion et de reproche à la fois:

      – Monsieur le marquis, a-t-il dit, au nom du ciel! comment ne m'avez-vous pas…?

      Il s'est interrompu, s'est promené à grands pas à travers la chambre, et s'arrêtant tout à coup:

      – Jeune homme, a-t-il repris, ce n'est pas bien; vous avez blessé un ami, vous avez fait rougir un vieillard!

      Il était fort ému. Je le regardais, un peu ému moi-même et ne sachant trop que répondre, quand il m'a brusquement attiré sur sa poitrine, et, me serrant à m'étouffer, il a murmuré à mon oreille:

      – Mon pauvre enfant!..

      Il y a eu ensuite un moment de silence entre nous. Nous nous sommes assis.

      – Maxime, a repris alors M. Laubépin, êtes-vous toujours dans les dispositions où je vous ai laissé? Aurez-vous le courage d'accepter le travail le plus humble, l'emploi le plus modeste, pourvu seulement qu'il soit honorable, et qu'en assurant votre existence personnelle, il éloigne de votre soeur, dans le présent et dans l'avenir, les douleurs et les dangers de la pauvreté?

      – Très certainement, monsieur; c'est mon devoir, je suis prêt à le faire.

      – En ce cas, mon ami, écoutez-moi. J'arrive de Bretagne. Il existe dans cette ancienne province une opulente famille du nom de Laroque, laquelle m'honore depuis de longues années de son entière confiance. Cette famille est représentée aujourd'hui par un vieillard et par deux femmes, que leur âge ou leur caractère rend tous également inhabiles aux affaires. Les Laroque possèdent une fortune territoriale considérable, dont la gestion était confiée dans ces derniers temps à un intendant que je prenais la liberté


Скачать книгу