Le roman d'un jeune homme pauvre (Novel). Feuillet Octave

Le roman d'un jeune homme pauvre (Novel) - Feuillet Octave


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morales. Pour le conformer à votre désir, je n'ai point parlé de votre naissance: vous n'êtes et ne serez connu dans la maison que sous le nom de Maxime Odiot. Vous habiterez un pavillon séparé où l'on vous servira vos repas, lorsqu'il ne vous sera pas agréable de figurer à la table de famille. Vos honoraires sont fixés à six mille francs par an. Cela vous convient-il?

      – Cela me convient à merveille, et toutes les précautions, toutes les délicatesses de votre amitié me touchent vivement; mais, pour vous dire la vérité, je crains d'être un homme d'affaires un peu étrange, un peu neuf.

      – Sur ce point, mon ami, rassurez-vous. Mes scrupules ont devancé les vôtres, et je n'ai rien caché aux intéressés. "Madame, ai-je dit à mon excellente amie madame Laroque, vous avez besoin d'un intendant, d'un gérant pour votre fortune: je vous en offre un. Il est loin d'avoir l'habileté de son prédécesseur; il n'est nullement versé dans les mystères des baux et fermages; il ne sait pas le premier mot des affaires que vous daignerez lui confier; il n'a point de pratique, point d'expérience, rien de ce qui s'apprend, mais il a quelque chose qui manquait à son prédécesseur, que soixante ans de pratique n'avaient pu lui donner, et que dix mille ans n'auraient pu lui donner davantage: il a, madame, la probité. Je l'ai vu au feu, et j'en réponds. Prenez-le: vous serez mon obligée et la sienne." Madame Laroque, jeune homme, a beaucoup ri de ma manière de recommander les gens, mais finalement il paraît que c'était une bonne manière, puisqu'elle a réussi.

      Le digne vieillard s'est offert alors à me donner quelques notions élémentaires et générales sur l'espèce d'administration dont je vais être chargé; il y ajouta, au sujet des intérêts de la famille Laroque, des renseignements qu'il a pris la peine de recueillir et de rédiger pour moi.

      – Et quand devrai-je partir, mon cher monsieur?

      – Mais, à vrai dire, mon garçon (il n'était plus question de monsieur le marquis), le plus tôt sera le mieux, car ces gens là-bas ne sont pas capables à eux tous de faire une quittance. Mon excellente amie, madame Laroque, en particulier, femme d'ailleurs recommandable à divers titres, est en affaires d'une incurie, d'une inaptitude, d'une enfance qui dépasse l'imagination. C'est une créole.

      – Ah! c'est une créole? ai-je répété avec je ne sais quelle vivacité.

      – Oui, jeune homme, une vieille créole, a repris sèchement M. Laubépin. Son mari était Breton: mais ces détails viendront en leur temps… A demain, Maxime, bon courage!.. Ah! j'oubliais… Jeudi matin, avant mon départ, j'ai fait une chose qui ne vous sera pas désagréable. Vous aviez parmi vos créanciers quelques fripons dont les relations avec votre père avaient été visiblement entachées d'usure: armé des foudres légales, j'ai réduit leurs créances de moitié, et j'ai obtenu quittance du tout. Il vous reste en définitive un capital d'une vingtaine de mille francs. En joignant à cette réserve les économies que vous pourrez faire chaque année sur vos honoraires, nous aurons dans dix ans une jolie dot pour Hélène… Ah çà! venez demain déjeuner avec maître Laubépin, et nous achèverons de régler cela… Bonsoir, Maxime, bonne nuit, mon cher enfant.

      – Que Dieu vous bénisse, monsieur!

      Château de Laroque (d'Arz), 1er mai.

      J'ai quitté Paris hier. Ma dernière entrevue avec M. Laubépin a été pénible. J'ai voué à ce vieillard les sentiments d'un fils. Il a fallu ensuite dire adieu à Hélène. Pour lui faire comprendre la nécessité où je me trouve d'accepter un emploi, il était indispensable de lui laisser entrevoir une partie de la vérité. J'ai parlé de quelques embarras de fortune passagers. La pauvre enfant en a compris, je crois, plus que je n'en disais: ses grands yeux étonnés se sont remplis de larmes, et elle m'a sauté au cou.

      Enfin je suis parti. Le chemin de fer m'a mené à Rennes, où j'ai passé la nuit. Ce matin, je suis monté dans une diligence qui devait me déposer cinq ou six heures plus tard dans une petite ville de Morbihan, située à peu de distance du château de Laroque. J'ai fait une dizaine de lieues au delà de Rennes sans parvenir à me rendre compte de la réputation pittoresque dont jouit dans le monde la vieille Armorique. Un pays plat, vert et monotone, d'éternels pommiers dans d'éternelles prairies, des fossés et des talus boisés bornant la vue des deux côtés de la route, tout au plus quelques petits coins d'une grâce champêtre, des blouses et des chapeaux cirés pour animer ces tableaux vulgaires, tout cela me donnait fortement à penser depuis la veille que la poétique Bretagne n'était qu'une soeur prétentieuse et même un peu maigre de la Basse-Normandie. Fatigué de déceptions et de pommiers, j'avais cessé depuis une heure d'accorder la moindre attention au paysage, et je sommeillais tristement, quand il m'a semblé tout à coup m'apercevoir que notre lourde voiture penchait en avant plus que raison: en même temps l'allure des chevaux se ralentissait sensiblement, et un bruit de ferrailles, accompagné d'un frottement particulier, m'annonçait que le dernier des conducteurs venait d'appliquer le dernier des sabots à la roue de la dernière diligence. Une vieille dame, qui était assise près de moi, m'a saisi le bras avec cette vive sympathie que fait naître la communauté du danger. J'ai mis la tête à la portière: nous descendions, entre deux talus élevés, une côte extrêmement raide, conception d'un ingénieur véritablement trop ami de la ligne droite. Moitié glissant, moitié roulant, nous n'avons pas tardé à nous trouver dans un étroit vallon d'un aspect sinistre, au fond duquel un chétif ruisseau coulait péniblement et sans bruit entre d'épais roseaux; sur ses rives écroulées se tordaient quelques vieux troncs couverts de mousse. La route traversait ce ruisseau sur un pont d'une seule arche, puis elle remontait la pente opposée en traçant un sillon blanc à travers une lande immense, aride et absolument nue, dont le sommet coupait le ciel vigoureusement en face de nous. Près du pont, et au bord du chemin s'élevait une masure solitaire dont l'air de profond abandon serrait le coeur. Un homme jeune et robuste était occupé à fendre du bois devant la porte: un cordon noir retenait par derrière ses longs cheveux d'un blond pâle. Il a levé la tête, et j'ai été surpris du caractère étranger de ses traits, du regard calme de ses yeux bleus; il m'a salué dans une langue inconnue d'un accent bref, doux et sauvage. A la fenêtre de la chaumière se tenait une femme qui filait: sa coiffure et la coupe de ses vêtements reproduisaient avec une exactitude théâtrale l'image de ces grêles châtelaines de pierre qu'on voit couchées sur les tombeaux. Ces gens n'avaient point la mine de paysans: ils avaient au plus haut degré cette apparence aisée, gracieuse et grave qu'on nomme l'air distingué. Leur physionomie portait cette expression triste et rêveuse que j'ai souvent remarquée avec émotion chez les peuples dont la nationalité est perdue.

      J'avais mis pied à terre pur monter la côte. La lande, que rien ne séparait de la route, s'étendait tout autour de moi à perte de vue: partout de maigres ajoncs rampant sur une terre noire; çà et là des ravines, des crevasses, des carrières abandonnées, quelques rochers affleurant le sol; pas un arbre. Seulement, quand je suis arrivé sur le plateau, j'ai vu à ma droite la ligne sombre de la lande découper dans l'extrême lointain une bande d'horizon plus lointaine encore, légèrement dentelée, bleue comme la mer, inondée de soleil, et qui semblait ouvrir au milieu de ce site désolé la soudaine perspective de quelque région radieuse et féerique: c'était enfin la Bretagne!

      J'ai dû fréter un voiturin dans la petite ville de *** pour faire les deux lieues qui me séparaient encore du terme de mon voyage. Pendant le trajet, qui n'a pas été des plus rapides, je me souviens confusément d'avoir vu passer sous mes yeux des bois, des clairières, des lacs, des oasis de fraîche verdure cachées dans les vallons; mais, en approchant du château de Laroque, je me sentais assailli par mille pensées pénibles qui laissaient peu de place aux préoccupations du touriste. Encore quelques instants, et j'allais entrer dans une famille inconnue, sur le pied d'une sorte de domesticité déguisée, avec un titre qui m'assurait à peine les égards et le respect des valets de la maison; ceci était nouveau pour moi. Au moment même où M. Laubépin m'avait proposé cet emploi d'intendant, tous mes instincts, toutes mes habitudes s'étaient insurgés violemment contre le caractère de dépendance particulière attaché à de telles fonctions. J'avais cru néanmoins qu'il m'était impossible de les refuser sans paraître infliger aux démarches empressées de mon vieil ami en ma faveur une sorte de blâme décourageant. De plus, je ne pouvais espérer d'obtenir avant plusieurs années dans des fonctions


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