Le chevalier d'Harmental. Dumas Alexandre

Le chevalier d'Harmental - Dumas Alexandre


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du moins matière à réfléchir, et ces réflexions étaient d'autant plus profondes que plus d'une fois il avait rêvé à ce qu'il aurait à faire s'il se trouvait dans une situation pareille à celle où probablement il allait se trouver.

      Il y a dans la vie de tout homme un instant qui décide de tout son avenir. Ce moment, si important qu'il soit est rarement préparé par le calcul et dirigé par la volonté. C'est presque toujours le hasard qui prend l'homme, comme le vent fait d'une feuille, et qui le jette dans quelque voie nouvelle et inconnue, où, une fois entré, il est contraint d'obéir à une force supérieure, et où tout en croyant suivre son libre arbitre, il est l'esclave des circonstances ou le jouet des événements.

      Il en avait été ainsi du chevalier; nous avons vu par quelle porte il était entré à Versailles, et comment, à défaut de la sympathie, l'intérêt et même la reconnaissance avaient dû l'attacher au parti de la vieille cour. D'Harmental, en conséquence, n'avait pas calculé le bien ou le mal qu'avait fait à la France madame de Maintenon; il n'avait pas discuté le droit ou le pouvoir qu'avait Louis XIV de légitimer ses bâtards; il n'avait pas pesé dans la balance de la généalogie monsieur le duc du Maine et monsieur le duc d'Orléans; il avait compris d'instinct qu'il devait dévouer sa vie à ceux qui l'avaient faite d'obscure glorieuse; et lorsque était mort ce vieux roi, lorsqu'il avait su que ses dernières volontés étaient que monsieur le duc du Maine eût la régence, lorsqu'il avait vu ses dernières volontés brisées par le parlement, il avait regardé comme une usurpation l'avènement au pouvoir de monsieur le duc d'Orléans. Et dans la certitude d'une réaction armée contre ce pouvoir, il avait cherché des yeux par toute la France où se déployait le drapeau sous lequel sa conscience lui disait qu'il devait se ranger. Mais, à son grand étonnement, rien n'était arrivé de ce qu'il attendait; l'Espagne, si intéressée à voir à la tête du gouvernement de la France une volonté amie, n'avait pas même protesté; monsieur du Maine, fatigué d'une lutte qui cependant n'avait duré qu'un jour, était rentré dans l'ombre d'où il semblait n'être sorti que malgré lui; monsieur de Toulouse, doux, bon, paisible, et presque honteux des faveurs dont lui et son frère avaient été accablés, ne laissait pas même soupçonner qu'il ne pût jamais se faire chef de parti; le maréchal de Villeroy faisait une opposition pauvre et taquine, dans laquelle il n'y avait ni plan ni calcul; Villars n'allait à personne, mais attendait évidemment que l'on vînt à lui; d'Uxelles était rallié et avait accepté la présidence des affaires étrangères; les ducs et pairs prenaient patience et caressaient le régent dans l'espoir qu'il finirait, comme il l'avait promis, par ôter aux ducs du Maine et de Toulouse le pas que Louis XIV leur avait donné sur eux; enfin, il y avait malaise, mécontentement, opposition même au gouvernement du duc d'Orléans, mais tout cela était impalpable, invisible, disséminé. Nulle part un noyau où s'agglomérer, nulle part une volonté à qui inféoder la sienne; partout du bruit, de la gaieté partout; du faîte aux profondeurs de la société, le plaisir tenant lieu du bonheur: voilà ce qu'avait vu d'Harmental, voilà ce qui avait fait rentrer au fourreau son épée à moitié tirée. Il avait cru qu'il était seul à avoir vu une autre issue aux choses; et il était resté convaincu que cette issue n'avait jamais existé que dans son imagination, puisque les plus intéressés au résultat qu'il avait rêvé paraissaient regarder ce résultat comme tellement impossible, qu'ils ne tentaient rien pour y arriver. Mais du moment où il s'était trompé, du moment où, sur cette surface riante, se préparait quelque chose de sombre, du moment où cette insouciance n'était qu'un voile pour cacher les ambitions en travail, c'était autre chose, et ses espérances, qu'il avait crues mortes et qui n'étaient qu'assoupies, murmuraient en se réveillant des promesses plus séduisantes que jamais. Ces offres qu'on lui venait de faire, tout exagérées qu'elles étaient, cet avenir qu'on venait de lui promettre, si improbable qu'il fût, avaient exalté son imagination. Or, à vingt-six ans, l'imagination est une étrange enchanteresse; c'est l'architecte des palais aériens, c'est la fée aux rêves d'or, c'est la reine du royaume sans bornes, et pour peu qu'elle appuie les calculs les plus gigantesques sur le plus frêle roseau, elle les voit déjà réalisés comme s'ils avaient pour base l'axe inébranlable de la terre.

      Aussi, quoique la voiture roulât déjà depuis près d'une demi-heure, le chevalier n'avait-il point pensé à trouver le temps long; il était même si profondément plongé dans ses réflexions qu'on aurait pu ne pas lui bander les yeux, et qu'il n'en aurait pas moins ignoré par quelles rues on le faisait passer. Enfin, il sentit gronder les roues, comme lorsqu'une voiture passe sous une voûte. Il entendit grincer une grille qui s'ouvrait pour lui donner entrée et qui se refermait derrière lui, et presque aussitôt le carrosse, ayant décrit un cercle, s'arrêta.

      – Chevalier, lui dit son guide, si vous craignez de vous engager plus avant, il est encore temps, et vous pouvez retourner en arrière; si, au contraire, vous n'avez pas changé de résolution, venez.

      Pour toute réponse, d'Harmental tendit la main. Le valet de pied ouvrit la portière; l'inconnue descendit d'abord, puis aida le chevalier à descendre; bientôt ses pieds rencontrèrent des marches, il monta les six degrés d'un perron, et, toujours les yeux bandés, toujours conduit par la dame masquée, il traversa un vestibule, suivit un corridor, entra dans une chambre. Alors il entendit la voiture qui partait de nouveau.

      – Nous voici arrivés, dit l'inconnue; vous vous rappelez bien nos conditions, chevalier? Vous êtes libre d'accepter ou de ne point accepter un rôle dans la pièce qui va se jouer à cette heure; mais, en cas de refus de votre part, vous promettez sur l'honneur de ne dire à qui que ce soit un seul mot des personnes que vous allez voir et des choses que vous allez entendre?

      – Je le jure sur l'honneur! répondit le chevalier.

      – Alors, asseyez-vous, attendez dans cette chambre, et n'ôtez votre bandeau que lorsque vous entendrez sonner deux heures. Soyez tranquille, vous n'avez plus longtemps à attendre.

      À ces mots, la conductrice du chevalier s'éloigna de lui; une porte s'ouvrit et se referma. Presque aussitôt deux heures sonnèrent, et le chevalier arracha son bandeau.

      Il était seul dans le plus merveilleux boudoir qu'il fût possible d'imaginer. C'était une petite pièce octogone, toute tendue d'un lampas lilas et argent, avec des meubles et des portières de tapisserie; les tables et les étagères étaient du plus délicieux travail de Boule, et toutes chargées de magnifiques chinoiseries; le plancher était couvert d'un tapis de Perse, et le plafond peint par Watteau, qui commençait à être le peintre à la mode. À cette vue, le chevalier eut peine à croire qu'on l'avait appelé pour une chose grave, et il en revint presque à ses premières idées.

      En ce moment une porte perdue dans la tapisserie s'ouvrit, et d'Harmental vit paraître une femme que, dans la préoccupation fantastique de son esprit, il aurait pu prendre pour une fée, tant sa taille était mince, svelte et petite; elle était vêtue d'une charmante robe de pékin gris-perle, toute parsemée de bouquets si délicieusement brodés qu'à trois pas de distance, on les aurait pris pour des fleurs naturelles; les volants, les engageantes et les fontanges étaient en point d'Angleterre; les nœuds étaient en perles, avec des agrafes en diamants.

      Quant au visage, il était couvert d'un demi-masque de velours noir, duquel pendait une barbe de dentelle de même couleur.

      D'Harmental s'inclina, car il y avait quelque chose de royal dans la marche et dans la tournure de cette femme, dont il comprit alors que la première n'était que l'envoyée.

      – Madame, lui dit-il, ai-je réellement, comme je commence à le croire, quitté la terre des hommes pour le monde des génies, et êtes-vous la puissante fée à laquelle appartient ce beau palais?

      – Hélas! chevalier, répondit la dame masquée d'une voix douce, et cependant arrêtée et positive, je suis non point une fée puissante, mais bien au contraire une pauvre princesse persécutée par un méchant enchanteur qui m'a enlevé ma couronne et qui opprime cruellement mon royaume. Aussi, comme vous le voyez, je vais cherchant partout un brave chevalier qui me délivre, et le bruit de votre renommée a fait que je me suis adressée à vous.

      – S'il ne faut que ma vie pour vous rendre votre puissance passée, madame, reprit d'Harmental, dites un mot, et je suis prêt à la risquer avec joie. Quel est cet enchanteur qu'il


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