Georges. Dumas Alexandre

Georges - Dumas Alexandre


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bien Georges.

      En ce moment Télémaque parut au pied de la montagne de la Découverte, les bras pendants, l'œil morne et la tête penchée, désespéré qu'il était de revenir encore cette fois vers son maître sans lui rapporter quelque nouvelle de l'un ou de l'autre de ses enfants.

      Chapitre VI – Transfiguration

      Et maintenant il faut que nos lecteurs nous permettent d'abandonner ce père et ce fils à la joie du retour, et, revenant avec nous sur le passé, consentent à suivre avec nous la transfiguration physique et morale qui s'était opérée pendant l'espace de ces quatorze ans dans le héros de cette histoire, que nous lui avons fait entrevoir enfant et que nous venons de lui montrer jeune homme.

      Nous avions d'abord eu l'idée de mettre purement et simplement sous les yeux du lecteur le récit que fit Georges à son père des événements de ces quatorze années: mais nous avons réfléchi que, ce récit étant une histoire toute de pensées intimes et de sensations secrètes, on pourrait se défier avec raison de la véracité d'un homme du caractère de Georges, surtout lorsque cet homme parle de lui-même. Nous avons donc résolu de conter, personnellement et à notre guise, cette histoire, dont nous connaissons chaque détail, promettant d'avance, vu que notre amour-propre n'est point engagé dans l'affaire, de ne cacher aucune sensation bonne ou mauvaise, aucune pensée honorable ou honteuse.

      Partons donc du même point d'où Georges était parti lui-même.

      Pierre Munier, dont nous avons essayé de tracer le caractère, avait, dès qu'il était entré dans la vie active, c'est-à-dire dès que d'enfant, il était devenu homme, adopté vis-à-vis des blancs un système de conduite dont il ne s'écarta jamais; ne se sentant ni la force ni la volonté de combattre en duelliste un accablant préjugé, il avait pris la résolution de désarmer ses adversaires par une soumission inaltérable et par une inépuisable humilité; sa vie fut tout entière occupée à excuser sa naissance. Loin de briguer, malgré ses richesses et son intelligence, aucune fonction administrative, aucun emploi politique, il avait constamment cherché à se faire oublier en se perdant dans la foule; la même qui l'avait écarté de la vie publique le guidait dans la vie privée. Généreux et magnifique par nature, il tenait sa maison avec une simplicité toute monastique. Chez lui l'abondance était partout, le luxe nulle part, quoiqu'il eût près de deux cents esclaves, ce qui constitue aux colonies une fortune de plus de deux cent mille livres de rente. Il voyagea toujours à cheval, jusqu'à ce que, forcé par son âge, ou plutôt par les chagrins qui l'avaient brisé avant l'époque où l'homme est vieux, de changer sa modeste habitude en une habitude plus aristocratique, il acheta un palanquin aussi simplement modeste que celui du plus pauvre habitant de l'île. Toujours soigneux d'éviter la moindre querelle, toujours poli, complaisant, serviable pour tout le monde, même pour ceux qui, au fond du cœur, lui étaient antipathiques, il eut mieux aimé perdre dix arpents de terre que d'élever ou même de soutenir un procès qui lui en eût fait gagner vingt. Quelque habitant avait-il besoin d'un plant de café, de manioc ou de canne à sucre il était sûr de les trouver chez Pierre Munier, qui le remerciait encore de lui avoir donné la préférence. Or, tous ces bons procédés, qui étaient au fond l'instinct de son excellent cœur, mais qui pouvaient paraître le résultat de son caractère timide, lui avaient valu l'amitié de ses voisins sans doute, mais une amitié toute passive, qui, n'ayant jamais eu même l'idée de lui faire du bien, se bornait purement et simplement à ne pas lui faire de mal. Encore, parmi ceux-ci, y en avait-il quelques-uns qui, ne pouvant pardonner à Pierre Munier sa fortune immense, ses nombreux esclaves et sa réputation sans tache, s'acharnaient à l'écraser constamment sous le préjugé de la couleur. M. de Malmédie et son fils Henri étaient de ce nombre.

      Georges, né dans les mêmes conditions que son père, mais que la faiblesse de sa constitution avait éloigné des exercices physiques, avait tourné vers les réflexions toutes ses facultés internes, et, mûr avant l'âge, comme le sont en général tous les enfants maladifs, il avait observé d'instinct la conduite de son père, dont il avait, tout jeune encore, pénétré les motifs; or, l'orgueil viril qui bouillonnait dans la poitrine de cet enfant lui avait fait prendre en haine les blancs qui le méprisaient, et, en dédain, les mulâtres qui se laissaient mépriser. Aussi se résolut-il bien à suivre une conduite tout opposée à celle qu'avait tenue son père, et à marcher, quand la force lui serait venue, d'un pas ferme et hardi au-devant de ces absurdes oppressions de l'opinion, et si elles ne lui faisaient point place, à les prendre corps à corps comme Hercule Antée, et à les étouffer entre ses bras. Le jeune Annibal, excité par son père, avait juré haine éternelle à une nation; le jeune Georges, malgré son père, jura guerre à mort à un préjugé.

      Georges quitta la colonie après la scène que nous avons racontée, arriva en France avec son frère, et entra au collège Napoléon. À peine assis sur les bancs de la dernière classe, il comprit la différence des rangs, et voulut arriver au premier: pour lui, la supériorité était une nécessité d'organisation; il apprit vite et bien. Un premier succès affermit sa volonté en lui donnant la mesure de sa puissance. Sa volonté en devint plus forte et ses succès en devinrent plus grands. Il est vrai de dire que ce travail de l'esprit, que ce développement de la pensée, laissaient le corps dans son état de chétivité primitive: le moral absorbait le physique, la lame brûlait le fourreau; mais Dieu avait donné un appui au pauvre arbrisseau. Georges reposait en paix sous la protection de Jacques, qui était le plus robuste et le plus paresseux de sa classe, comme Georges en était le plus travailleur et le plus faible.

      Malheureusement, cet état de choses dura peu. Deux ans après leur arrivée, comme Jacques et Georges étaient allés passer leurs vacances à Brest, chez un correspondant de leur père auquel ils étaient recommandés, Jacques, qui avait toujours eu un goût décidé pour la marine, profita de l'occasion qui s'offrait, et, ennuyé de sa prison, comme il appelait le collège, s'embarqua sur un corsaire, qu'il donna à son père, dans une lettre qu'il lui écrivit, pour un bâtiment de l'État. De retour au collège, Georges sentit alors cruellement l'absence de son frère. Sans défense contre les jalousies qu'avaient suscitées ses triomphes d'écolier, et qui, du moment qu'elles pouvaient être assouvies, devenaient de véritables haines, il fut honni par les uns, battu par les autres, maltraité par tous; chacun avait pour lui son injure favorite. Ce fut une rude épreuve; Georges la supporta courageusement.

      Seulement, il réfléchit plus profondément que jamais sur sa position et comprit que la supériorité morale n'était rien sans la supériorité physique; qu'il fallait l'une pour faire respecter l'autre, et que la réunion de ces deux qualités faisait seule un homme complet. À partir de cette heure, il changea complètement de manière de vivre; de timide, retiré, inactif qu'il était, il devint joueur, turbulent, tapageur. Il travaillait bien encore, mais seulement assez pour conserver cette prééminence intellectuelle qu'il avait acquise dans les années précédentes. Dans les commencements, il fut maladroit, et l'on se moqua de lui. Georges reçut mal la plaisanterie, et cela à dessein. Georges n'avait pas naturellement le courage sanguin, mais le courage bilieux, c'est-à-dire que son premier mouvement, au lieu de le jeter dans le danger, était de lui faire faire un pas en arrière pour l'éviter. Il lui fallait la réflexion pour être brave, et, quoique cette bravoure soit la plus réelle, puisqu'elle est la bravoure morale, il s'en effraya comme d'une lâcheté.

      Il se battit donc à chaque querelle, ou plutôt il fut battu; mais, vaincu une fois, il recommença tous les jours jusqu'à ce qu'il fut vainqueur, non pas parce qu'il était le plus fort, mais parce qu'il était plus aguerri, parce qu'au milieu du combat le plus acharné, il conservait un admirable sang-froid, et que, grâce à ce sang-froid, il profitait de la moindre faute de son adversaire. Cela le fit respecter, et dès lors on commença à regarder à deux fois pour l'insulter; car, si faible que soit un ennemi, on hésite à engager la lutte avec lui quand on le sait déterminé; d'ailleurs, cette prodigieuse ardeur avec laquelle il embrassait cette nouvelle vie portait ses fruits: la force lui venait peu à peu; aussi, encouragé par ses premiers essais, tant que durèrent les vacances suivantes, Georges n'ouvrit pas un livre; il commença à apprendre à nager, à faire des armes, à monter à cheval, s'imposant une fatigue continuelle, fatigue qui, plus d'une fois, lui donna la fièvre, mais à laquelle il finit cependant par s'habituer. Alors aux exercices


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