Georges. Dumas Alexandre

Georges - Dumas Alexandre


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pour une Anglaise, tandis qu'un vieux nègre, aux cheveux grisonnants, vêtu d'une veste et d'un pantalon de basin blanc, se tenait prêt, les yeux fixés sur elle, et, pour ainsi dire, le pied levé, à exécuter ses moindres ordres. Peut-être aussi, comme toute chose grandit par le contraste, cette beauté, que nous avons signalée comme merveilleuse, s'augmentait-elle encore de la laideur du personnage qui se tenait debout, muet et immobile devant elle, et avec lequel elle essayait d'entamer des négociations à l'endroit d'un de ces charmants éventails d'ivoire découpé, transparent et fragile comme une dentelle.

      En effet, celui qui causait avec elle était un individu au corps osseux, au teint jaune, aux yeux relevés par les coins, coiffé d'un large chapeau de paille, duquel s'échappait, comme un échantillon des cheveux dont aurait pu être couvert le crâne qu'il abritait, une longue natte qui lui tombait jusqu'au milieu du dos; il était vêtu d'un pantalon de coton bleu descendant jusqu'à mi-jambe et d'une blouse de même étoffe et de même couleur, descendant jusqu'au milieu des cuisses. À ses pieds était un bambou, long d'une toise, supportant à chacune de ses extrémités un panier, dont la double pesanteur faisait, lorsque le bambou était posé par le milieu sur l'épaule du marchand, plier cette longue canne comme un arc. Ces paniers étaient remplis de ces mille petits brimborions qui, aux colonies comme en France, dans la boutique en plein air du commerçant des tropiques comme dans les élégants magasins d'Alphonse Giroux et de Susse, font tourner la tête aux jeunes filles et quelquefois même à leurs mères. Or, comme nous l'avons dit, la belle créole, au milieu de toutes ces merveilles éparpillées sur une natte étendue à ses pieds, s'était arrêtée pour le moment à un éventail représentant des maisons, des pagodes et des palais impossibles, des chiens, des lions et des oiseaux fantastiques; enfin, mille portraits d'hommes, de bâtiments et d'animaux qui n'ont jamais existé que dans la drolatique imagination des habitants de Canton et de Pékin.

      Elle demandait donc purement et simplement le prix de cet éventail.

      Mais là était la difficulté. Le Chinois, débarqué depuis quelques jours seulement, ne savait pas un seul mot ni de français, ni d'anglais, ni d'italien, ignorance qui ressortait clairement de son silence, à la triple demande qui lui avait été successivement faite dans ces trois langues. Cette ignorance était même déjà si bien connue dans la colonie, que l'habitant des bords du fleuve Jaune n'était désigné à Port-Louis que sous le nom de Miko-Miko, les deux seuls mots qu'il prononçât tout en parcourant les rues de la ville, portant son long bambou chargé de paniers tantôt sur une épaule, tantôt sur l'autre, et qui, selon toute probabilité, voulaient dire: Achetez, achetez. Les relations qui s'étaient établies jusqu'alors entre Miko-Miko et ses pratiques étaient donc purement et simplement des relations de gestes et de signes. Or, comme la belle jeune fille n'avait jamais eu l'occasion de faire une étude approfondie de la langue de l'abbé de l'Épée, elle se trouvait dans une parfaite impossibilité de comprendre Miko-Miko et de se faire comprendre par lui.

      Ce fut en ce moment que l'étranger s'approcha d'elle.

      – Pardon, Mademoiselle, lui dit-il; mais, en voyant l'embarras dans lequel vous vous trouvez, je m'enhardis à vous offrir mes services: puis-je vous être bon à quelque chose et daignerez-vous m'accepter pour interprète?

      – Oh! Monsieur, répondit la gouvernante, tandis que les joues de la jeune fille se couvraient d'une couche du plus beau carmin, je vous suis mille fois obligée de votre offre; mais voilà mademoiselle Sara et moi qui épuisons, depuis dix minutes, toute notre science philologique sans parvenir à nous faire entendre de cet homme. Nous lui avons parlé tour à tour français, anglais et italien, et il n'a répondu à aucune de ces langues.

      – Monsieur connaît peut-être quelque langue que parlera cet homme, ma mie Henriette, répondit la jeune fille; et j'ai si grande envie de cet éventail, que, si Monsieur parvenait à m'en dire le prix, il m'aurait rendu un véritable service.

      – Mais vous voyez bien que c'est impossible, reprit ma mie Henriette: cet homme ne parle aucune langue.

      – Il parle au moins celle du pays où il est né, dit l'étranger.

      – Oui, mais il est né en Chine; et qui est-ce qui parle chinois?

      L'inconnu sourit, et, se tournant vers le marchand, il lui adressa quelques mots dans une langue étrangère.

      Nous essayerons vainement de dire l'expression d'étonnement qui se peignit sur les traits du pauvre Miko-Miko, lorsque les accents de sa langue maternelle résonnèrent à son oreille comme l'écho d'une musique lointaine. Il laissa tomber l'éventail qu'il tenait, et, s'élançant les yeux fixes et la bouche béante vers celui qui venait de lui adresser la parole, il lui saisit la main et la baisa à plusieurs reprises; puis, comme l'étranger répétait la question qu'il lui avait déjà faite, il se décida enfin à répondre; mais ce fut avec une expression dans le regard et un accent dans la voix qui formaient un des plus étranges contrastes qu'on puisse imaginer; car, de l'air le plus attendri et le plus sentimental du monde, il venait tout bonnement de lui dire le prix de l'éventail.

      – C'est vingt livres sterling, Mademoiselle dit l'étranger se retournant vers la jeune fille; quatre-vingt-dix piastres à peu près.

      – Mille fois merci, Monsieur! répondit Sara en rougissant de nouveau. Puis, se retournant vers sa gouvernante: n'est-ce pas vraiment bien heureux, ma mie Henriette, lui dit-elle en anglais, que Monsieur parle la langue de cet homme?

      – Et surtout bien étonnant, répondit ma mie Henriette.

      – C'est pourtant une chose toute simple, Mesdames, répondit l'étranger dans la même langue. Ma mère mourut que je n'avais que trois mois encore, et l'on me donna pour nourrice une pauvre femme de l'île Formose qui était au service de notre maison, sa langue est donc la première que je balbutiai; et, quoique je n'aie pas trouvé souvent l'occasion de la parler, j'en ai, comme vous l'avez vu, retenu quelques mots, ce dont je me féliciterai toute ma vie puisque j'ai pu, grâce à ces quelques mots, vous rendre un léger service.

      Puis, glissant dans la main du Chinois un quadruple d'Espagne, et, faisant signe à son domestique de le suivre, le jeune homme partit en saluant avec une parfaite aisance mademoiselle Sara et ma mie Henriette.

      L'étranger suivit la rue de Moka; mais à peine eut-il fait un mille sur la route qui conduit aux Pailles, et fut-il arrivé au pied de la montagne de la Découverte, qu'il s'arrêta tout à coup, et que ses yeux se fixèrent sur un banc construit à mi-côte de la montagne, et au milieu duquel, dans une immobilité parfaite, les deux mains posées sur ses genoux et les yeux fixés sur la mer, était assis un vieillard. Un instant l'étranger regarda cet homme d'un air de doute; puis, comme si ce doute avait disparu devant une conviction entière:

      – C'est bien lui, murmura-t-il; mon Dieu! comme il est changé!

      Alors, après avoir regardé un instant encore le vieillard avec un air de singulier intérêt, le jeune homme prit un chemin par lequel il pouvait arriver près de lui sans être vu, manœuvre qu'il exécuta heureusement, après s'être arrêté deux ou trois fois en route en appuyant sa main sur sa poitrine, comme pour donner à une émotion trop forte le temps de se calmer.

      Quant au vieillard, il ne bougea point à l'approche de l'étranger, si bien qu'on eût pu croire qu'il n'avait pas même entendu le bruit de ses pas; ce qui eût été une erreur, car à peine le jeune homme se fut-il assis sur le même banc que lui, qu'il tourna la tête de son côté, et que, le saluant avec timidité, il se leva et fit quelques pas pour s'éloigner:

      – Oh! ne vous dérangez pas pour moi, Monsieur, dit le jeune homme.

      Le vieillard se rassit aussitôt, non plus au milieu du banc, mais à son extrémité.

      Alors il y eut un moment de silence entre le vieillard, qui continua de regarder la mer, et l'étranger, qui regardait le vieillard. Enfin, au bout de cinq minutes de muette et profonde contemplation, l'étranger prit la parole:

      – Monsieur, dit-il à son voisin, vous n'étiez sans doute point là, lorsqu'il y a une heure et demie à peu près, le Leycester a jeté l'ancre dans le port?

      – Pardonnez-moi, Monsieur, j'y étais,


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