Georges. Dumas Alexandre

Georges - Dumas Alexandre


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son compagnon avait, d'une façon si inattendue, acquise sur lui, et qu'il eût certainement ignorée sans l'événement qui l'avait en quelque sorte forcé de la mettre au jour.

      La demande que nous avons rapportée, et la réponse qu'elle provoqua, indiquent au reste, que ces deux hommes ne s'étaient fait, pendant les trois mois qu'ils venaient de passer ensemble, aucune question sur leur position sociale respective. Ils s'étaient reconnus pour frères d'intelligence, cela leur avait suffi. Ils savaient que le but de leur voyage à tous deux était l'île de France, et ils n'en avaient pas demandé davantage.

      Au reste, tous deux paraissaient avoir même impatience d'arriver, car tous deux avaient recommandé que, du moment où l'on apercevrait l'île, on les avertît. La recommandation fut inutile pour l'un d'eux, car le jeune homme aux cheveux noirs était sur le pont, appuyé au couronnement de poupe, lorsque le matelot en vigie fit entendre ce cri, toujours si puissant, même parmi les marins: «Terre à l'avant!»

      À ce cri, son compagnon apparut au haut de l'escalier et, s'avançant vers le jeune homme, d'un pas plus rapide que son pas habituel, il vint s'appuyer près de lui.

      – Eh bien, milord, dit ce dernier, nous voici arrivés, à ce qu'on assure du moins; car j'avoue à ma honte que j'ai beau regarder à l'horizon, je n'y aperçois pour ma part qu'une espèce de vapeur, qui peut tout aussi bien être un brouillard flottant sur la mer qu'une île ayant ses racines au fond de l'Océan.

      – Oui, je conçois cela, répondit le plus âgé des deux hommes, car il n'y a guère que l'œil d'un marin qui puisse distinguer avec certitude, à une pareille distance surtout, l'eau du ciel, et la terre des nuages; mais moi, ajouta-t-il en clignant les yeux, moi, vieil enfant de la mer, je vois notre île dans tous ses contours, et je dirai même dans tous ses détails.

      – Eh bien, milord, reprit le jeune homme, c'est une nouvelle supériorité que je reconnais sur moi à Votre Grâce; mais je vous avoue qu'il faut que ce soit elle qui m'assure une pareille chose pour que je ne la rejette pas comme une impossibilité.

      – Prenez donc cette lunette, dit le marin, tandis que moi à l'œil nu, je vais vous décrire la côte; me croirez-vous après cela?

      – Milord, répondit l'incrédule, je vous sais en toute chose un homme si fort au-dessus des autres hommes, que je crois à ce que vous me dites sans que vous ayez, soyez-en persuadé, besoin de joindre aucune preuve à vos paroles; si je prends la lunette que vous m'offrez, c'est donc plutôt pour satisfaire un besoin de mon cœur qu'un désir de ma curiosité.

      – Allons, allons, dit en riant l'homme aux cheveux blonds, je vois que l'air de la terre fait son effet, voilà que vous devenez flatteur.

      – Moi, flatteur, milord? dit le jeune homme en secouant la tête. Oh! Votre Grâce se trompe. Le Leycester, je vous le jure, ferait plus d'une course d'un pôle à l'autre, et accomplirait plus d'une fois le périple du monde avant que vous voyiez s'accomplir en moi un pareil changement. Non, je ne vous flatte pas, milord; je vous remercie seulement des gracieuses attentions que vous m'avez montrées tout le long de cette interminable traversée, et j'oserai presque dire de l'amitié que Votre Grâce a témoignée à un pauvre inconnu comme moi.

      – Mon cher compagnon, répondit l'Anglais en tendant la main au jeune homme, j'espère que, pour vous comme pour moi, il n'y a d'inconnus dans ce monde que les gens vulgaires, les sots et les fripons; mais j'espère aussi que pour l'un comme pour l'autre, tout homme supérieur est un parent que nous reconnaissons pour être de notre famille, partout où nous le rencontrons. Cela posé, trêve de compliments, mon jeune ami; prenez cette lunette et regardez; car nous avançons si rapidement, qu'il n'y aura bientôt plus aucun mérite à accomplir la petite démonstration géographique dont je me suis chargé.

      Le jeune homme prit la lunette et la porta à son œil.

      – Voyez-vous? dit l'Anglais.

      – Parfaitement, dit le jeune homme.

      – Voyez-vous à notre extrême droite, pareille à un cône et isolée au milieu de la mer, voyez-vous l'île Ronde?

      – À merveille.

      – Voyez-vous, en vous rapprochant de nous, l'île Plate, au pied de laquelle passe, dans ce moment, un brick qui m'a tout à fait l'air, à sa tournure, d'un brick de guerre? Ce soir, nous serons où il est, et nous passerons où il passe.

      Le jeune homme abaissa la lunette, et essaya de voir à l'œil nu les objets que son compagnon distinguait si facilement, et qu'il voyait à peine, lui, à l'aide du tube qu'il tenait à la main; puis, avec un sourire d'étonnement:

      – C'est miraculeux! dit-il.

      Et il reporta la lunette à ses yeux.

      – Voyez-vous le Coin-de-Mire, continua son compagnon, le Coin-de-Mire qui se confond presque d'ici avec le cap Malheureux, de si triste et si poétique mémoire? Voyez-vous le piton de Bambou, derrière lequel s'élève la montagne de la Faïence? Voyez-vous la montagne de Grand-Port? et là, voyez-vous à sa gauche le morne des Créoles?

      – Oui, oui, je vois tout cela, et je le reconnais, car tous ces pics, tous ces sommets sont familiers à mon enfance et je les ai gardés dans ma mémoire avec la religion du souvenir. Mais vous, continua le jeune homme en repoussant les uns dans les autres, avec la paume de la main, les trois tubes de sa lunette, ce n'est pas la première fois que vous voyez ce rivage, et il y a plus de mémoire que d'aspect réel dans la description que vous venez de me faire?

      – C'est vrai, dit en souriant l'Anglais, et je vois qu'il n'y a pas moyen de faire de charlatanisme avec vous. Oui, j'ai déjà vu ce rivage! oui, j'en parle un peu de mémoire quoique les souvenirs qu'il m'a laissés soient probablement mains doux que ceux qu'il vous rappelle! Oui, j'y suis venu dans une époque où, selon toute probabilité, nous étions ennemis, mon cher compagnon, car il y a quatorze ans de cela.

      – C'est juste l'époque à laquelle j'ai quitté l'île de France, répondit le jeune homme aux cheveux noirs.

      – Y étiez-vous encore lors de la bataille navale qui eut lieu à Grand-Port, et dont je ne devrais point parler, ne fût-ce que par orgueil national, tant nous y avons été majestueusement frottés?

      – Oh! parlez-en, milord, parlez-en, interrompit le jeune homme; vous avez si souvent pris votre revanche, messieurs les Anglais, qu'il y a presque de l'orgueil à vous à avouer une défaite.

      – Eh bien, j'y suis venu à cette époque; car, à cette époque, je servais dans la marine.

      – Comme aspirant, sans doute?

      – Comme lieutenant de frégate, Monsieur.

      – Mais à cette époque, permettez-moi de vous le dire, milord, vous étiez un enfant?

      – Quel âge me donnez-vous, Monsieur?

      – Mais, à peu de chose près, nous sommes du même âge je pense, et vous avez trente ans à peine.

      – Je vais en avoir quarante, Monsieur, répondit l'Anglais en souriant; je vous avais bien dit tout à l'heure que vous étiez dans votre jour de flatterie.

      Le jeune homme, étonné, regarda alors son compagnon avec plus d'attention qu'il n'avait fait jusqu'alors, et reconnut, à de légères rides indiquées à l'angle des yeux et aux coins de la bouche, qu'il pouvait avoir effectivement l'âge qu'il se donnait, et qu'il était si loin de paraître. Puis, abandonnant son examen pour revenir à la question qui lui avait été faite:

      – Oui, oui, dit-il; oui, je me rappelle cette bataille et une autre encore, mais qui eut lieu à l'extrémité opposée de l'île. Connaissez-vous Port-Louis, milord?

      – Non, Monsieur, je ne connais que ce côté du rivage. Je fus blessé dangereusement au combat de Grand-Port, et transporté prisonnier en Europe. Depuis ce temps, je n'ai pas revu les mers de l'Inde, où je vais probablement faire un séjour indéfini.

      Puis, comme si les dernières paroles qu'ils avaient échangées venaient d'éveiller dans ces deux hommes une source d'intimes souvenirs, chacun d'eux s'éloigna machinalement de l'autre,


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