Georges. Dumas Alexandre

Georges - Dumas Alexandre


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et marcha droit à l'insolent qui s'était permis, homme de couleur qu'il était, de se mêler à des blancs. Arrivé devant lui, il le toisa des pieds à la tête avec un regard flamboyant d'indignation, et, comme le mulâtre restait toujours devant lui, droit et immobile comme un poteau:

      – Eh bien, monsieur Pierre Munier, lui dit-il, n'avez-vous point entendu, et faudra-t-il vous répéter une seconde fois que ce n'est point ici votre place, et qu'on ne veut pas de vous ici?

      En abaissant sa main forte et robuste sur le gros homme qui lui parlait ainsi, Pierre Munier l'eût écrasé du coup; mais, au lieu de cela, il ne répondit rien, leva la tête d'un air effaré, et, rencontrant les regards de son interlocuteur, il détourna les siens avec embarras, ce qui augmenta la colère du gros homme en augmentant sa fierté.

      – Voyons! Que faites-vous là? dit-il en le repoussant du plat de la main.

      – Monsieur de Malmédie, répondit Pierre Munier, j'avais espéré que, dans un jour comme celui-ci, la différence des couleurs s'effacerait devant le danger général.

      – Vous avez espéré, dit le gros homme en haussant les épaules et en ricanant avec bruit, vous avez espéré! et qui vous a donné cet espoir, s'il vous plaît?

      – Le désir que j'ai de me faire tuer, s'il le faut, pour sauver notre île.

      – Notre île! murmura le chef de bataillon, notre île! Parce que ces gens-là ont des plantations comme nous, ils se figurent que l'île est à eux.

      – L'île n'est pas plus à nous qu'à vous, messieurs les blancs, je le sais bien, répondit Munier d'une voix timide; mais si nous nous arrêtons à de pareilles choses au moment de combattre, elle ne sera bientôt ni à vous ni à nous.

      – Assez! dit le chef de bataillon en frappant du pied pour imposer à la fois silence au raisonneur du geste et de la voix, assez! Êtes-vous porté sur les contrôles de la garde nationale?

      – Non, Monsieur, et vous le savez bien, répondit Munier, puisque, lorsque je me suis présenté, vous m'avez refusé.

      – Eh bien, alors, que demandez-vous?

      – Je demandais à vous suivre comme volontaire.

      – Impossible, dit le gros homme.

      – Et pourquoi cela, impossible? Ah! si vous le vouliez bien, monsieur de Malmédie…

      – Impossible! répéta le chef de bataillon en se redressant. Ces messieurs qui sont sous mes ordres ne veulent pas de mulâtres parmi eux.

      – Non, pas de mulâtres! Pas de mulâtres! s'écrièrent d'une seule voix tous les gardes nationaux.

      – Mais je ne pourrai donc pas me battre, Monsieur? dit Pierre Munier en laissant tomber ses bras avec découragement et en retenant à peine de grosses larmes qui tremblaient aux cils de ses yeux.

      – Formez un corps de gens de couleur et mettez-vous à leur tête, ou joignez-vous à ce détachement de noirs qui va nous suivre.

      – Mais?.. murmura Pierre Munier.

      – Je vous ordonne de quitter le bataillon: je vous l'ordonne, répéta en se rengorgeant M. de Malmédie.

      – Venez donc, mon père, venez donc et laissez là ces gens qui vous insultent, dit une petite voix tremblante de colère, venez…

      Et Pierre Munier se sentit tirer en arrière avec tant de force, qu'il recula d'un pas.

      – Oui, Jacques, oui, je te suis, dit-il.

      – Ce n'est pas Jacques, mon père, c'est moi, c'est Georges.

      Munier se retourna étonné.

      C'était en effet l'enfant qui était descendu des bras du nègre, et qui était venu donner à son père cette leçon de dignité.

      Pierre Munier laissa tomber sa tête sur sa poitrine, et poussa un profond soupir.

      Pendant ce temps, les rangs de la garde nationale se rétablirent, et M. de Malmédie reprit son poste à la tête de la première file, et la légion partit au pas accéléré.

      Pierre Munier resta seul entre ses deux enfants dont l'un était rouge comme le feu, et l'autre pâle comme la mort.

      Il jeta un coup d'œil sur la rougeur de Jacques et sur la pâleur de Georges, et, comme si cette rougeur et cette pâleur étaient pour lui un double reproche:

      – Que voulez-vous, dit-il, mes pauvres enfants! c'est ainsi.

      Jacques était insouciant et philosophe. Le premier mouvement lui avait été pénible, sans doute; mais la réflexion était vite venue à son secours et l'avait consolé.

      – Bah! répondit-il à son père en faisant claquer ses doigts qu'est-ce que cela nous fait, après tout, que ce gros homme nous méprise? Nous sommes plus riches que lui, n'est-ce pas, mon père? Et, quant à moi, ajouta-t-il en jetant un regard de côté sur l'enfant au col festonné, que je trouve son gamin de Henri à ma belle, et je lui donnerai une volée dont il se souviendra.

      – Mon bon Jacques! dit Pierre Munier, remerciant son fils aîné d'être en quelque sorte venu soulager sa honte par son insouciance.

      Puis il se retourna vers le second de ses fils pour voir si celui-là prendrait la chose aussi philosophiquement que venait de le faire son frère.

      Mais Georges resta impassible; tout ce que son père put surprendre sur sa physionomie de glace fut un imperceptible sourire qui contracta ses lèvres; cependant, si imperceptible qu'il fût, ce sourire avait une telle nuance de dédain et de pitié, que, de même qu'on répond parfois à des paroles qui n'ont pas été dites, Pierre Munier répondit à ce sourire:

      – Mais que voulais-tu donc que je fisse, mon Dieu?

      Et il attendit la réponse de l'enfant, tourmenté de cette inquiétude vague qu'on ne s'avoue point à soi-même, et qui, cependant, vous agite, lorsqu'on attend, d'un inférieur qu'on redoute malgré soi, l'appréciation d'un fait accompli.

      Georges ne répondit rien; mais, tournant la tête vers le fond de la place:

      – Mon père, répondit-il, voilà les nègres qui sont là-bas et qui attendent un chef.

      – Eh bien, tu as raison, Georges, s'écria joyeusement Jacques, déjà consolé de son humiliation par la conscience de sa force, et faisant, sans s'en douter, le même raisonnement que César. Mieux vaut commander à ceux-ci que d'obéir à ceux-là.

      Et Pierre Munier, cédant au conseil donné par le plus jeune de ses fils et à l'impulsion imprimée par l'autre, s'avança vers les nègres, qui, en discussion sur le chef qu'ils se choisiraient, n'eurent pas plus tôt aperçu celui que tout homme de couleur respectait dans l'île à l'égal d'un père, qu'ils se groupèrent autour de lui comme autour de leur chef naturel, et le prièrent de les conduire au combat.

      Alors il s'opéra un changement étrange dans cet homme. Le sentiment de son infériorité, qu'il ne pouvait vaincre en face des blancs, disparut, et fit place à l'appréciation de son propre mérite: sa grande taille courbée se redressa de toute sa hauteur, ses yeux, qu'il avait tenus humblement baissés ou vaguement errants devant M. de Malmédie, lancèrent des flammes. Sa voix, tremblante un instant auparavant, prit un accent de fermeté terrible, et ce fut avec un geste plein de noble énergie que, rejetant sa carabine en bandoulière sur son épaule, il tira son sabre, et que, étendant son bras nerveux vers l'ennemi, il cria à son tour:

      – En avant!

      Puis, jetant un dernier regard au plus jeune de ses enfants, rentré sous la protection du nègre à la veste bleue, et qui, plein d'orgueilleuse joie, frappait ses deux mains l'une contre l'autre, il disparut avec sa noire escorte à l'angle de la même rue par laquelle venaient de disparaître la troupe de ligne et les gardes nationaux, en criant une dernière fois au nègre à la veste bleue:

      – Télémaque, veille sur mon fils!

      La ligne de défense se divisait en trois parties. À gauche le bastion Fanfaron, assis sur le bord de la mer


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