Rome. Emile Zola

Rome - Emile Zola


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de temps à autre seulement, ses regards noirs se levaient du papier, comme pour s'assurer, dans sa continuelle défiance, que rien ne le menaçait.

      Sous le morne silence qui retomba, Pierre resta un moment encore, immobile, au fond de la vaste embrasure de fenêtre. Ah! que son pauvre être d'enthousiaste et de tendre était anxieux! En quittant Paris, il avait vu les choses si simples, si naturelles! On l'accusait injustement, et il partait pour se défendre, il arrivait, se jetait aux genoux du pape, qui l'écoutait avec indulgence. Est-ce que le pape n'était pas la religion vivante, l'intelligence qui comprend, la justice qui fait la vérité? et n'était-il pas avant tout le Père, le délégué de l'infini pardon, de la divine miséricorde, dont les bras restaient tendus à tous les enfants de l'Église, même aux coupables? Est-ce qu'il ne devait pas laisser grande ouverte sa porte, pour que les plus humbles de ses fils pussent entrer dire leur peine, avouer leur faute, expliquer leur conduite, boire à la source de l'éternelle bonté? Et, dès le premier jour de son arrivée, les portes se fermaient violemment, il tombait dans un monde hostile, semé d'embûches, barré de gouffres. Tous lui criaient casse-cou, comme s'il courait les dangers les plus graves, en y hasardant le pied. Voir le pape devenait une prétention exorbitante, une affaire de réussite si difficile, qu'elle mettait en branle les intérêts, les passions, les influences du Vatican entier. Et c'étaient des conseils sans fin, des habiletés discutées longuement, des tactiques de généraux menant une armée à la victoire, des complications sans cesse renaissantes, au milieu de mille intrigues dont on devinait par-dessous l'obscur pullulement. Ah! grand Dieu! que tout cela était différent de l'accueil charitable attendu, la maison du pasteur ouverte sur le chemin à toutes les ouailles, les dociles et les égarées!

      Ce qui commençait à effrayer Pierre, c'était ce qu'il sentait de méchant s'agiter confusément dans l'ombre. Le cardinal Bergerot suspecté, traité de révolutionnaire, si compromettant, qu'on lui conseillait de ne plus le nommer! Il revoyait la moue de mépris du cardinal Boccanera parlant de son collègue. Et monsignor Nani qui l'avertissait de n'avoir plus à prononcer les mots de religion nouvelle, comme s'il n'était pas clair pour tous que ces mots signifiaient le retour du catholicisme à la pureté primitive du christianisme! Était-ce donc là un des crimes dénoncés à la congrégation de l'Index? Ces dénonciateurs, il finissait par les soupçonner, et il prenait peur, car il avait maintenant conscience autour de lui d'une attaque souterraine, d'un vaste effort pour l'abattre et supprimer son œuvre. Tout ce qui l'entourait lui devenait suspect. Il allait se recueillir pendant quelques jours, regarder et étudier ce monde noir de Rome, si imprévu pour lui. Mais, dans la révolte de sa foi d'apôtre, il se faisait le serment, ainsi qu'il l'avait dit, de ne céder jamais, de ne rien changer, pas une page, pas une ligne, à son livre, qu'il maintiendrait au grand jour, comme l'inébranlable témoignage de sa croyance. Même condamné par l'Index, il ne se soumettrait pas, il ne retirerait rien. Et, s'il le fallait, il sortirait de l'Église, il irait jusqu'au schisme, continuant de prêcher la religion nouvelle, écrivant un second livre, la Rome vraie, telle que, vaguement, il commençait à la voir.

      Cependant, don Vigilio avait cessé d'écrire, et il regardait Pierre d'un regard si fixe, que celui-ci finit par s'approcher poliment pour prendre congé. Malgré sa crainte, cédant à un besoin de confidence, le secrétaire murmura:

      – Vous savez qu'il est venu pour vous seul, il voulait connaître le résultat de votre entrevue avec Son Éminence.

      Le nom de monsignor Nani n'eut pas même besoin d'être prononcé entre eux.

      – Vraiment, vous croyez?

      – Oh! c'est hors de doute… Et, si vous écoutiez mon conseil, vous agiriez sagement en faisant tout de suite de bonne grâce ce qu'il désire de vous, car il est absolument certain que vous le ferez plus tard.

      Cela acheva de troubler et d'exaspérer Pierre. Il s'en alla avec un geste de défi. On verrait bien s'il obéissait. Et les trois antichambres, qu'il traversa de nouveau, lui parurent plus noires, plus vides et plus mortes. Dans la seconde, l'abbé Paparelli le salua d'une petite révérence muette; dans la première, le valet ensommeillé ne sembla pas même le voir. Sous le baldaquin, une araignée filait sa toile, entre les glands du grand chapeau rouge. N'aurait-il pas mieux valu mettre la pioche dans tout ce passé pourrissant, tombant en poudre, pour que le soleil entrât librement et rendît au sol purifié une fécondité de jeunesse?

      IV

      L'après-midi de ce même jour, Pierre songea, puisqu'il avait des loisirs, à commencer tout de suite ses courses dans Rome par une visite qui lui tenait au cœur. Dès l'apparition de son livre, une lettre venue de cette ville l'avait profondément ému et intéressé, une lettre du vieux comte Orlando Prada, le héros de l'indépendance et de l'unité italienne, qui, sans le connaître, lui écrivait spontanément sous le coup d'une première lecture; et c'était, en quatre pages, une protestation enflammée, un cri de foi patriotique, juvénile encore chez le vieillard, l'accusant d'avoir oublié l'Italie dans son œuvre, réclamant Rome, la Rome nouvelle, pour l'Italie unifiée et libre enfin. Une correspondance avait suivi, et le prêtre, tout en ne cédant pas sur le rêve qu'il faisait du néo-catholicisme sauveur du monde, s'était mis à aimer de loin l'homme qui lui écrivait ces lettres où brûlait un si grand amour de la patrie et de la liberté. Il l'avait prévenu de son voyage, en lui promettant d'aller le voir. Mais, maintenant, l'hospitalité acceptée par lui au palais Boccanera le gênait beaucoup, car il lui semblait difficile, après l'accueil de Benedetta, si affectueux, de se rendre ainsi dès le premier jour, sans la prévenir, chez le père de l'homme qu'elle avait fui et contre lequel elle plaidait en divorce; d'autant plus que le vieil Orlando habitait, avec son fils, le petit palais que celui-ci avait fait bâtir, dans le haut de la rue du Vingt-Septembre.

      Pierre voulut donc, avant tout, confier son scrupule à la contessina elle-même. Il avait appris d'ailleurs, par le vicomte Philibert de la Choue, qu'elle gardait pour le héros une filiale tendresse, mêlée d'admiration. En effet, après le déjeuner, au premier mot qu'il lui dit de l'embarras où il était, elle se récria.

      – Mais, monsieur l'abbé, allez, allez vite! Vous savez que le vieil Orlando est une de nos gloires nationales; et ne vous étonnez pas de me l'entendre nommer ainsi, toute l'Italie lui donne ce petit nom tendre, par affection et gratitude. Moi, j'ai grandi dans un monde qui l'exécrait, qui le traitait de Satan. Plus tard, seulement, je l'ai connu, je l'ai aimé, et c'est bien l'homme le plus doux et le plus juste qui soit sur la terre.

      Elle s'était mise à sourire, tandis que des larmes discrètes mouillaient ses yeux, sans doute au souvenir de l'année passée là-bas, dans cette maison de violence, où elle n'avait eu d'heures paisibles que près du vieillard. Et elle ajouta, plus bas, la voix un peu tremblante:

      – Puisque vous allez le voir, dites-lui bien de ma part que je l'aime toujours et que jamais je n'oublierai sa bonté, quoi qu'il arrive.

      Pendant que Pierre se rendait en voiture rue du Vingt-Septembre, il évoqua toute cette histoire héroïque du vieil Orlando, qu'il s'était fait conter. On y entrait en pleine épopée, dans la foi, la bravoure et le désintéressement d'un autre âge.

      Le comte Orlando Prada, d'une noble famille milanaise, fut tout jeune brûlé d'une telle haine contre l'étranger, qu'à peine âgé de quinze ans il faisait partie d'une société secrète, une des ramifications de l'antique carbonarisme. Cette haine de la domination autrichienne venait de loin, des vieilles révoltes contre la servitude, lorsque les conspirateurs se réunissaient dans des cabanes abandonnées, au fond des bois; et elle était exaspérée encore par le rêve séculaire de l'Italie délivrée, rendue à elle-même, redevenant enfin la grande nation souveraine, digne fille des anciens conquérants et maîtres du monde. Ah! cette glorieuse terre d'autrefois, cette Italie démembrée, morcelée, en proie à une foule de petits tyrans, continuellement envahie et possédée par les nations voisines, quel rêve ardent et superbe que de la tirer de ce long opprobre! Battre l'étranger, chasser les despotes, réveiller le peuple de la basse misère de son esclavage, proclamer l'Italie libre, l'Italie une, c'était alors la passion qui soulevait toute la jeunesse d'une flamme inextinguible, qui faisait éclater d'enthousiasme le cœur du jeune Orlando. Il vécut son adolescence dans une indignation sainte, dans la fière impatience de donner


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