Rome. Emile Zola

Rome - Emile Zola


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cela, c'est fini, enterré… Parlons de vous, mon cher monsieur Froment, de vous si jeune qui êtes le présent, et parlons vite de votre livre qui est l'avenir… Ah! votre livre, votre «Rome nouvelle», si vous saviez dans quel état de colère il m'a jeté d'abord!

      Il riait maintenant, il prit le volume qui se trouvait justement sur la table, près de lui; et, tapant sur la couverture, de sa large main de colosse:

      – Non, vous ne vous imaginez pas avec quels sursauts de protestation je l'ai lu!.. Le pape, encore le pape, et toujours le pape! La Rome nouvelle pour le pape et par le pape! La Rome triomphante de demain grâce au pape, donnée au pape, confondant sa gloire dans la gloire du pape!.. Eh bien! et nous? et l'Italie? et tous les millions que nous avons dépensés pour faire de Rome une grande capitale?.. Ah! qu'il faut être un Français, et un Français de Paris, pour écrire le livre que voilà! Mais, cher monsieur, Rome, si vous l'ignorez, est devenue la capitale du royaume d'Italie, et il y a ici le roi Humbert, et il y a les Italiens, tout un peuple qui compte, je vous assure, et qui entend garder pour lui Rome, la glorieuse, la ressuscitée!

      Cette fougue juvénile fit rire Pierre à son tour.

      – Oui, oui, vous m'avez écrit cela. Seulement, qu'importe, à mon point de vue! L'Italie n'est qu'une nation, une partie de l'humanité, et je veux l'accord, la fraternité de toutes les nations, l'humanité réconciliée, croyante et heureuse. Qu'importe la forme du gouvernement, une monarchie, une république! qu'importe l'idée de la patrie une et indépendante, s'il n'y a plus qu'un peuple libre, vivant de justice et de vérité!

      De ce cri enthousiaste, Orlando n'avait retenu qu'un mot. Il reprit plus bas, d'un air songeur:

      – La république! je l'ai voulue ardemment, dans ma jeunesse. Je me suis battu pour elle, j'ai conspiré avec Mazzini, un saint, un croyant, qui s'est brisé contre l'absolu. Et puis, quoi? il a bien fallu accepter les nécessités pratiques, les plus intransigeants se sont ralliés… Aujourd'hui, la république nous sauverait-elle? En tout cas, elle ne différerait guère de notre monarchie parlementaire: voyez ce qui se passe en France. Alors, pourquoi risquer une révolution qui mettrait le pouvoir aux mains des révolutionnaires extrêmes, des anarchistes? Nous craignons tous cela, c'est ce qui explique notre résignation… Je sais bien que quelques-uns voient le salut dans une fédération républicaine, tous les anciens petits États reconstitués en autant de républiques, que Rome présiderait. Le Vatican aurait peut-être gros à gagner dans l'aventure. On ne peut pas dire qu'il y travaille, il en envisage simplement l'éventualité sans déplaisir. Mais c'est un rêve, un rêve!

      Il retrouva sa gaieté, même une pointe tendre d'ironie.

      – Vous doutez-vous de ce qui m'a séduit dans votre livre? car, malgré mes protestations, je vous ai lu deux fois… C'est que Mazzini aurait pu presque l'écrire. Oui! j'y ai retrouvé toute ma jeunesse, tout l'espoir fou de mes vingt-cinq ans, la religion du Christ, la pacification du monde par l'Évangile… Saviez-vous que Mazzini a voulu, longtemps avant vous, la rénovation du catholicisme? Il écartait le dogme et la discipline, il ne retenait que la morale. Et c'était la Rome nouvelle, la Rome du peuple qu'il donnait pour siège à l'Église universelle, où toutes les Églises du passé allaient se fondre: Rome, l'éternelle Cité, la prédestinée, la mère et la reine dont la domination renaissait pour le bonheur définitif des hommes!.. N'est-ce pas curieux que le néo-catholicisme actuel, le vague réveil spiritualiste, le mouvement de communauté, de charité chrétienne dont on mène tant de bruit, ne soit qu'un retour des idées mystiques et humanitaires de 1848? Hélas! j'ai vu tout cela, j'ai cru et j'ai combattu, et je sais à quel beau gâchis nous ont conduits ces envolées dans le bleu du mystère. Que voulez-vous! je n'ai plus confiance.

      Et, comme Pierre allait se passionner, lui aussi, et répondre, il l'arrêta.

      – Non, laissez-moi finir… Je veux seulement que vous soyez bien convaincu de la nécessité absolue où nous étions de prendre Rome, d'en faire la capitale de l'Italie. Sans elle, l'Italie nouvelle ne pouvait pas être. Elle était la gloire antique, elle détenait dans sa poussière la souveraine puissance que nous voulions rétablir, elle donnait à qui la possédait la force, la beauté, l'éternité. Au centre du pays, elle en était le cœur, elle devait en devenir la vie, dès qu'on l'aurait réveillée du long sommeil de ses ruines… Ah! que nous l'avons désirée, au milieu des victoires et des défaites, pendant des années d'affreuse impatience! Moi, je l'ai aimée et voulue plus qu'aucune femme, le sang brûlé, désespéré de vieillir. Et, quand nous l'avons possédée, notre folie a été de la vouloir fastueuse, immense, dominatrice, à l'égal des autres grandes capitales de l'Europe, Berlin, Paris, Londres… Regardez-la, elle est encore mon seul amour, ma seule consolation, aujourd'hui que je suis mort, n'ayant plus de vivants que les yeux.

      Du même geste, il avait de nouveau indiqué la fenêtre. Rome, sous le ciel intense, s'étendait à l'infini, tout empourprée et dorée par le soleil oblique. Très lointains, les arbres du Janicule fermaient l'horizon de leur ceinture verte, d'un vert limpide d'émeraude; tandis que le dôme de Saint-Pierre, plus à gauche, avait la pâleur bleue d'un saphir, éteint dans la trop vive lumière. Puis, c'était la ville basse, la vieille cité rousse, comme cuite par des siècles d'étés brûlants, si douce à l'œil, si belle de la vie profonde du passé, un chaos sans bornes de toitures, de pignons, de tours, de campaniles, de coupoles. Mais, au premier plan, sous la fenêtre, il y avait la jeune ville, celle qu'on bâtissait depuis vingt-cinq années, des cubes de maçonnerie entassés, crayeux encore, que ni le soleil ni l'histoire n'avaient drapés de leur pourpre. Surtout, les toitures du colossal Ministère des Finances étalaient des steppes désastreuses, infinies et blafardes, d'une cruelle laideur. Et c'était sur cette désolation des constructions nouvelles que les regards du vieux soldat de la conquête avaient fini par se fixer.

      Il y eut un silence. Pierre venait de sentir passer le petit froid de la tristesse cachée, inavouée, et il attendait courtoisement.

      – Je vous demande pardon de vous avoir coupé la parole, reprit Orlando. Mais il me semble que nous ne pouvons causer utilement de votre livre, tant que vous n'aurez pas vu et étudié Rome de près. Vous n'êtes ici que depuis hier, n'est-ce pas? Courez la ville, regardez, questionnez, et je crois que beaucoup de vos idées changeront. J'attends surtout votre impression sur le Vatican, puisque vous êtes venu uniquement pour voir le pape et défendre votre œuvre contre l'Index. Pourquoi discuterions-nous aujourd'hui, si les faits eux-mêmes doivent vous amener à d'autres idées, mieux que je n'y réussirais par les plus beaux discours du monde?.. C'est entendu, vous reviendrez, et nous saurons de quoi nous parlerons, nous nous entendrons peut-être.

      – Mais certainement, dit Pierre. Je n'étais venu aujourd'hui que pour vous témoigner ma gratitude d'avoir bien voulu lire mon livre avec intérêt et que pour saluer en vous une des gloires de l'Italie.

      Orlando n'écoutait pas, absorbé, les yeux toujours fixés sur Rome. Il ne voulait plus qu'on en parlât, et malgré lui, tout à son inquiétude secrète, il continua d'une voix basse, comme dans une involontaire confession.

      – Sans doute, nous sommes allés beaucoup trop vite. Il y a eu des dépenses d'une utilité indispensable, les routes, les ports, les chemins de fer. Et il a bien fallu armer le pays aussi, je n'ai pas désapprouvé d'abord les grosses charges militaires… Mais, ensuite, cet écrasant budget de la guerre, d'une guerre qui n'est pas venue, dont l'attente nous a ruinés! Ah! j'ai toujours été l'ami de la France, je ne lui reproche que de n'avoir pas compris la situation qui nous était faite, l'excuse vitale que nous avions en nous alliant avec l'Allemagne… Et le milliard englouti à Rome! C'est ici que la folie a soufflé, nous avons péché par enthousiasme et par orgueil. Dans mes songeries de vieux bonhomme solitaire, un des premiers, j'ai senti le gouffre, l'effroyable crise financière, le déficit où allait sombrer la nation. Je l'ai crié à mon fils, à tous ceux qui m'approchaient; mais à quoi bon? ils ne m'écoutaient pas, ils étaient fous, achetant, revendant, bâtissant, dans l'agio et dans la chimère. Vous verrez, vous verrez… Le pis est que nous n'avons pas, comme chez vous, dans la population dense des campagnes, une réserve d'argent et d'hommes, une épargne toujours prête à combler les trous creusés par les catastrophes. Chez nous, l'ascension du peuple, nulle encore, ne régénère pas le sang


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