Les enfants du Platzspitz. Franziska K. Müller

Les enfants du Platzspitz - Franziska K. Müller


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du canton de Thurgovie, déjà considéré comme un homme juste malgré son jeune âge, venait d’un milieu simple mais ordonné, dans lequel les vertus telles que l’ordre, la diligence et l’accomplissement des devoirs étaient primordiales. Dans sa maison parentale, différentes générations vivaient sous le même toit. L’attention des uns envers les autres avait une grande valeur dans sa famille. Il n’y avait pas de violence, mais de l’amour, de l’affection et des règles strictes déterminaient une vie quotidienne très organisée. Son père a travaillé dur toute sa vie, d’abord comme agriculteur, puis pendant trente ans dans une concession automobile. Les fruits de son labeur ont profité à la famille et les factures, payées rubis sur l’ongle. En quelque sorte, ils avaient un rang social modeste. Le jeune homme a pu conduire une moto, et plus tard il fut même autorisé à passer son permis de conduire. Avant de rencontrer ma mère, sa vie était simple, sans drame.

      Ce qu’Andreas décidait, il le réalisait, et avec succès. Son apprentissage une fois terminé, il a immédiatement trouvé un emploi de maçon et s’est installé dans son propre appartement. Il aimait la musique rock, portait des pantalons colorés à pattes d’éléphant et, conformément à son admiration pour les Hells Angels, un gilet en cuir noir orné des insignes de ses groupes préférés. Après le travail, il buvait un verre de bière, et il fumait parfois une cigarette. De caractère plutôt modéré, l’excès lui était étranger. Sa seule extravagance, son penchant pour les belles femmes métisses, est devenue sa perte : la grande Sandrine, élancée et pourtant aussi forte qu’un guerrier tribal africain – un peu comme les statues sculptées qui ornent les étagères suisses en souvenir d’un voyage au Kenya – a immédiatement attiré mon père.

      Malgré, ou peut-être, à cause de la faible estime d’elle-même, le comportement de ma mère restait impressionnant de domination, autoritaire et suffisamment arrogant pour intimider, même dans les pires moments. Durant ses jeunes années, cet excès de confiance artificiel, exacerbé par la cocaïne, était moins prononcé, mais elle n’était tout de même pas un agneau docile. En tant que danseuse de table légèrement vêtue dans un club de cabaret – aux arrière-salles secrètement animés – la beauté exotique bavardait dans le plus large dialecte zurichois avec le fils du fermier du canton de Thurgovie. Elle symbolisait le contraire de tout ce qu’il connaissait, et lui ouvrait un monde nouveau. Amoureuse de la liberté, désordonnée et prête à prendre des risques, elle n’acceptait aucune règle. Non seulement elle n’avait pas suffisamment appris les valeurs d’une bonne éducation bourgeoise, mais elle ne s’en souciait pas du tout. Son tempérament, bruyant, chaud et effronté, le captivait autant que sa beauté, me dira plus tard mon père.

      On ne sait pas si et à quelle occasion papa a remarqué sa dépendance à la drogue. Mais lors de la première présentation à sa mère, Sandrine ne semblait pas être dans son état normal. Elle s’est précipitée tête baissée dans les grands escaliers de la cave de la vieille ferme et a failli se briser le cou. Grand-mère aurait regardé son fils avec inquiétude, en lui disant avec un mauvais pressentiment : « Est-ce que c’est vraiment ce que tu veux ? » Il le voulait, à tout prix. Il ne reconnaissait pas cet amour comme étant fatal, c’était une mission, sa mission de vie. Il faisait valoir que, tout comme dans une épreuve d’endurance, une dépendance, même à la drogue, pouvait être soignée à force de volonté. Il alla si loin dans son délire qu’il a commencé à consommer lui-même de la cocaïne de façon excessive, pour pouvoir ensuite accompagner la femme de sa vie en désintoxication. Puis la dose fut réduite quotidiennement sous sa supervision jusqu’à l’abstinence des deux amoureux.

      Du moins mon père le croyait-il. Encouragé par ce succès, qui lui semblait être la promesse d’un avenir commun, il a finalement libéré sa fiancée des obligations du quartier chaud dans une action de choc. Maintenant elle était en sécurité, maintenant elle lui appartenait à lui seul. Ma mère, également amoureuse, mais faisant aussi preuve de perspicacité pour arriver à ses fins – comme je le sais maintenant – a vu dans cet homme l’opportunité d’une nouvelle vie, a saisi à deux mains cette chance tombée à l’improviste et s’y est accrochée fermement dans sa fragile existence. Un an après leur première rencontre, Sandrine, enceinte, se présentait au bureau de l’état civil et répondait : « Oui, je le veux. »

      Un début sans fin

      Cette histoire d’un romantisme non conventionnel débutait sous les meilleurs auspices, mais les années difficiles ont tout détruit, prenant le bien pour un mensonge et l’heureuse coïncidence pour une manipulation. Sans ma venue au monde, le malheur de mon père aurait peut-être été moindre. Mais les choses ont tourné différemment. Aujourd’hui, les souvenirs des débuts d’un bonheur qui s’est transformé en tragédie nous font pleurer. Il a donné à ma mère tout ce qu’il avait. Amour. Confiance. Sécurité. Pendant des années, il a tenté l’impossible pour la sauver, acceptant d’incroyables tortures mentales, des dommages physiques et financiers. Une personne remplie d’espoir peut endurer beaucoup, mon père avait atteint les limites de sa capacité à souffrir. Reconnaissant presque sans y croire ce qui se passait réellement, toute la légèreté lui a ensuite échappé. Consterné, il posa un regard sur sa vie cent fois trahie. Une accumulation de circonstances hostiles et cruelles avec des conséquences catastrophiques, causée par une personne pour qui la drogue a toujours été plus importante que tout.

      Aucune excuse, aucun prétexte ne justifie la dépendance de ma mère. Le partenaire, l’enfant valaient mille fois moins qu’une dose d’héroïne. Une vérité qui paraît presque simple. Mais l’incrédulité face à cette réalité que l’on essayait désespérément de combattre, a empoisonné nos cœurs. Aujourd’hui, l’amertume et la haine pèsent encore lourdement sur mon pauvre père, et il trouve rarement la force de revenir sur les meilleurs moments des premières années, tout comme ils n’existent plus que faiblement pour moi, comme des souvenirs qui s’estompent et dont j’ignore parfois s’ils correspondent à la réalité ou s’ils relèvent de la simple imagination. Dans ces moments d’oubli, je sors un album photo, preuve en images et en écriture d’un temps plus doux.

      La couverture montre un berceau richement décoré d’un auvent en dentelle. Un bébé bienheureux, couché sur des oreillers, regarde avec de grands yeux. Tout autour, des colibris, des oiseaux colorés et des fleurs de cerisier volent dans un ciel printanier. Sur la première page du livre, écrit au feutre bleu, on peut lire : « Michelle Halbheer, née le 14 mai 1985, 50 cm, 3,8 kilos, enfant en bonne santé. » Le faire-part de naissance collé a été conçu par la jeune mère elle-même. Elle a tricoté de minuscules pulls en laine rose, en utilisant deux cure-dents comme aiguilles à tricoter.

      Le bébé à la peau sombre et aux cheveux crépus et doux s’est glissé de façon inattendue dans la vie de ses parents. Son annonce fut un triomphe, mais aussi un miracle médical. Sandrine ayant toujours affirmé qu’elle ne pouvait pas tomber enceinte en raison d’une lésion des trompes de Fallope, mon père ne prenait aucune précaution dans leurs relations intimes. La joie de mon arrivée fut grande, comme on me l’a souvent affirmé. On me voit endormie sur la poitrine d’un papa très fier, ou assise avec contentement sur une chaise haute. Ma croissance a été reportée dans un carnet pendant les premiers mois, mais c’était trop fastidieux pour ma mère et elle a vite laissé tomber. Mon premier mot a été enregistré. En mémoire des années de privation qui allaient suivre, elle avait un sens parfait : « Plus. » Les cadeaux que j’ai reçus, ont été minutieusement notés : des petites pantoufles, un ours en peluche que je possède encore, et de minuscules boucles d’oreilles en or en forme d’éléphant, qui ont été vendues depuis. La première petite fleur que j’ai cueillie pour maman a été pressée et collée, elle aussi a disparu au fil du temps. Une tache de colle séchée me rappelle ce geste d’affection restée sans limite pendant si longtemps.

      J’aimais ma mère plus que tout, je m’en souviens avec douleur et mélancolie. Elle sentait si bon. Elle me tenait en l’air, et je lui faisais aveuglément confiance. Elle me couvrait de baisers, me serrait de ses bras, elle était sans limite dans son amour pour moi,


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