Les enfants du Platzspitz. Franziska K. Müller

Les enfants du Platzspitz - Franziska K. Müller


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quelques règles agrémentaient le quotidien, l’usage de la télévision était limité, je portais des vêtements propres, je devais me brosser les dents. Mon père et ma mère veillaient à ce que je me comporte de manière correcte dans mes relations avec les autres, mais – je m’en souviens maintenant – ma mère pensait qu’il était important que les adultes ne soient pas acceptés sans réserve comme des personnes en position d’autorité, et que les enfants aient également le droit de contredire et d’exprimer leurs propres pensées et, en ce sens, qu’ils puissent également exprimer des critiques.

      Elle m’encourageait dans cette attitude. En d’autres occasions elle me réprimandait vivement. Un jour, j’ai arraché les ailes d’une mouche. Ma mère, horrifiée, m’attrapa par les cheveux et me demanda si elle devait m’arracher un cheveu pour que je puisse sentir la douleur de la mouche maltraitée. Je secouai la tête désespérément et pris à cœur de traiter tous les êtres vivants avec le même respect à l’avenir. De tels souvenirs déclenchent en moi un sentiment brûlant, car ils révèlent la personnalité de ma mère et son désir de m’enseigner des valeurs à l’époque.

      Notre mode de vie ultérieur n’a pas contribué à améliorer la tolérance d’une communauté villageoise dans laquelle aucun autre étranger ne vivait, et où les problèmes familiaux se traitaient traditionnellement derrière les portes closes. Mais avant même que les choses ne dégénèrent à la maison, les nouveaux arrivants provoquaient déjà des commérages. Leurs suppositions et leurs jugements défavorables portés sur les deux membres féminins de la famille à l’apparence exotique m’étaient transmis sans filtre par leurs enfants. Même à la maternelle, je restais toujours seule, avec le deuxième étranger, un garçon qui préférait jouer dans le coin réservé aux poupées. Les autres enfants refusaient de me toucher avec l’argument que j’étais sale. La preuve ? Ma peau sombre.

      J’ai raconté cet incident à ma mère, et à cette occasion elle m’a défendue en se présentant à la maternelle dès le lendemain. Elle a convoqué tout le monde dans les lavabos, s’est moussée les mains avec du savon en invitant filles et garçons à lui laver les mains. Ils ont essayé d’enlever la saleté de la surface de la peau de ma mère et ont découvert que la supposée saleté n’était évidemment pas lavable, même avec beaucoup de savon, leur prouvant ainsi que la raison de la couleur foncée de la peau était autre. Cet épisode les a convaincus de pouvoir jouer, au moins parfois, avec moi. Mais l’aversion de certains villageois est restée intacte, et je me suis vite retrouvée sans protection maternelle contre les attaques de certains de mes camarades par la suite.

      Mon père travaillait dix heures par jour. Ma mère restait exigeante et orgueilleuse dans ses désirs d’un homme qui devait passer du temps avec sa famille, mais qui, d’un autre côté, devait gagner assez d’argent pour lui permettre une vie sans soucis. La deuxième année à la campagne, je ne me souviens que de rares moments avec ma mère à mes côtés. Je me rappelle d’elle souvent endormie. Dans un éternel état de crépuscule, incapable de faire quoi que ce soit, elle buvait désormais régulièrement du sirop dans une petite tasse. C’était de la méthadone, un opioïde synthétique qui n’empêchait pas de nombreux toxicomanes de continuer ou de recommencer à consommer des drogues dures, comme je le sais aujourd’hui. Les mouvements au ralenti, la langue engourdie et le regard brouillé, auparavant si vif de ces yeux cerise noir, ma mère s’endormait au milieu d’un mouvement. Lorsque j’essayais de la réveiller sous le prétexte infantile d’avoir faim ou soif, elle réagissait avec colère, niant catégoriquement avoir dormi, une déclaration liée à la demande expresse de ne rien dire à papa. Je suis devenue une confidente silencieuse de son infinie fatigue, qui, à mon avis, a rendu bien des choses moins importantes : son affection, sa compassion, son rire, sa vivacité et sa beauté.

      Et pourtant, c’était ma maison, et la façon dont ma mère agissait, ma normalité et ma vérité. La conviction que j’avais une vie familiale normale, que le monde des adultes fonctionnait de cette manière ou d’une façon similaire, m’a longtemps accompagnée. Certes, les occasions de comparer étaient rares. Je ne connaissais rien du mode de vie des autres personnes, ni de leur comportement les unes envers les autres, car nous avions peu de contact avec les villageois. Cependant, au jardin d’enfants, j’avais remarqué que les autres portaient des petits sacs avec du pain emballé ou des morceaux de gâteau qu’ils mangeaient pendant la pause. Mon sac à bandoulière était presque vide. La deuxième différence concernait les coiffures des filles. J’étais impressionnée par les cheveux blonds ou bruns des filles, coiffés impeccablement dès le matin par leurs mères, lissés soigneusement avec un peigne humide et séparés en deux tresses par une raie bien droite. Mes cheveux emmêlés pendaient le plus souvent sur mes épaules. Afin de m’intégrer, peut-être aussi pour feindre une attention qui n’existait que rarement, j’ai commencé à me coiffer toute seule. Résultat, une raie en zigzag, des tresses tordues et des barrettes attachées n’importe comment dans mes cheveux, a suscité peu d’enthousiasme à mon retour pour déjeuner. Au bord d’un accès de rage, ma mère a commencé à défaire silencieusement l’œuvre d’art et à la peigner grossièrement à partir du milieu de la tête. Avec des cheveux épais et bouclés, c’était douloureux, comme elle ne le savait que trop bien elle-même. Je sentais sa colère à travers ses gestes et je compris instinctivement qu’elle voulait me punir pour sa propre incompétence.

      Sa façon de penser et ses réactions devenaient de plus en plus imprévisibles. Petite, je ne pouvais pas l’exprimer ainsi, mais de plus en plus souvent l’insécurité et la peur m’envahissaient quand ma mère était près de moi. Le désordre et les ordures se répandaient dans la maison et le ménage était rarement effectué. Les chattes mettaient bas leur portée dans le seul endroit qu’elles pensaient être assez propre : mon armoire. Mon père se berçait encore d’illusions dans le faux espoir que l’horrible chose ne pouvait pas être vraie, et se concentrait sur les transgressions évidentes de sa femme qui avait développé une addiction prononcée pour le shopping. Malgré les admonestations et les supplications, elle a consommé pendant des mois presque sans discernement ce que le commerce avait à offrir. Elle participait à des systèmes de vente pyramidale et commandait des articles, inutilisables pour la plupart, par le biais du téléachat : coussinets de soutien-gorge, plumeau, fouet électrique et postiches exotiques de toutes les couleurs ont bientôt rempli la maison, tandis que l’essentiel manquait de plus en plus. Un jour, mon père a découvert cinquante flacons de parfum de marque dans une cachette, et deux semaines plus tard, un camion a livré trois cents boîtes de nourriture pour chats.

      Papa était hors de lui, surtout parce que le réfrigérateur était presque vide, à l’exception de quelques pommes de terre pourries. De plus en plus souvent, après le travail, il faisait la vaisselle, me préparait une assiette de riz ou de pâtes, puis m’apportait l’amour et l’attention dont j’avais besoin. Ma mère ne cuisinait plus que rarement, et c’était le plus souvent immangeable. Elle ne pouvait plus accomplir les tâches les plus simples – plier un vêtement, brancher l’aspirateur ou tartiner un sandwich – comme les plus importantes. Des années plus tard, j’ai lu un article sur une recherche scientifique du début des années quatre-vingt : une araignée en bonne santé, qui jusqu’alors tissait des toiles parfaites, recevait de minuscules quantités d’héroïne, dont la proportion correspondait à la consommation d’un être humain. Très vite, les nouvelles toiles ont présenté des irrégularités, et après quelques semaines l’animal ne créait plus que quelques fils désordonnés, une triste structure. Incapable de capturer ses proies, elle provoquait ainsi sa propre mort – et celle de sa progéniture. Pendant cette période, j’ai failli mourir d’un grave empoisonnement du sang. Pendant des jours, ma mère a cru que mes douleurs extrêmes et mes nausées n’étaient que simulations. Finalement, à l’hôpital, les médecins urgentistes ont dit que l’empoisonnement s’était propagé à la hanche et au système lymphatique. Ils ont blâmé mes parents, les alertant que je n’aurais pas survécu une nuit de plus. J’ai dû subir plusieurs rinçages des genoux sans anesthésie. J’étais à l’agonie et devant mes cris, ma mère s’est évanouie de façon théâtrale.

      Le mal a inexorablement fait


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