Les aventures complètes d'Arsène Lupin. Морис Леблан
d’eux prit un trottoir et s’avança selon la ligne des arbres.
Ils allèrent ainsi pendant vingt minutes jusqu’au moment où Lupin tourna sur la gauche et longea la Seine. Là, ils aperçurent Lupin qui descendait au bord du fleuve. Il y resta quelques secondes sans qu’il leur fût possible de distinguer ses gestes. Puis il remonta la berge et revint sur ses pas. Ils se collèrent contre les piliers d’une grille. Lupin passa devant eux. Il n’avait plus de paquet.
Et comme il s’éloignait, un autre individu se détacha d’une encoignure de maison et se glissa entre les arbres.
Sholmès dit à voix basse :
– Il a l’air de le suivre aussi, celui-là.
– Oui, il m’a semblé déjà le voir en allant.
La chasse recommença, mais compliquée par la présence de cet individu. Lupin reprit le même chemin, traversa de nouveau la porte des Ternes, et rentra dans la maison de la place Saint-Ferdinand.
Le concierge fermait lorsque Ganimard se présenta.
– Vous l’avez vu, n’est-ce pas ?
– Oui, j’éteignais le gaz de l’escalier, il a poussé le verrou de sa porte.
– Il n’y a personne avec lui ?
– Personne, aucun domestique… il ne mange jamais ici.
– Il n’existe pas d’escalier de service ?
– Non.
Ganimard dit à Sholmès :
– Le plus simple est que je m’installe à la porte même de Lupin, tandis que vous allez chercher le commissaire de police de la rue Demours. Je vais vous donner un mot.
Sholmès objecta :
– Et s’il s’échappe pendant ce temps ?
– Puisque je reste ! …
– Un contre un, la lutte est inégale avec lui.
– Je ne puis pourtant pas forcer son domicile, je n’en ai pas le droit, la nuit surtout.
Sholmès haussa les épaules.
– Quand vous aurez arrêté Lupin, on ne vous chicanera pas sur les conditions de l’arrestation. D’ailleurs, quoi ! Il s’agit tout au plus de sonner. Nous verrons alors ce qui se passera.
Ils montèrent. Une porte à deux battants s’offrait à gauche du palier. Ganimard sonna.
Aucun bruit. Il sonna de nouveau. Personne.
– Entrons, murmura Sholmès.
– Oui, allons-y.
Pourtant, ils demeurèrent immobiles, l’air irrésolu. Comme des gens qui hésitent au moment d’accomplir un acte décisif, ils redoutaient d’agir, et il leur semblait soudain impossible qu’Arsène Lupin fût là, si près d’eux, derrière cette cloison fragile qu’un coup de poing pouvait abattre. L’un et l’autre, ils le connaissaient trop, le diabolique personnage, pour admettre qu’il se laissât pincer aussi stupidement. Non, non, mille fois non, il n’était plus là. Par les maisons contiguës, par les toits, par telle issue convenablement préparée, il avait dû s’évader, et une fois de plus, c’est l’ombre seule de Lupin qu’on allait étreindre.
Ils frissonnèrent. Un bruit imperceptible, qui venait de l’autre côté de la porte, avait comme effleuré le silence. Et ils eurent l’impression, la certitude, que tout de même il était là, séparé d’eux par la mince cloison de bois, et qu’il les écoutait, qu’il les entendait.
Que faire ? La situation était tragique. Malgré leur sang-froid de vieux routiers de police, une telle émotion les bouleversait qu’ils s’imaginaient percevoir les battements de leur cœur.
Du coin de l’œil, Ganimard consulta Sholmès. Puis, violemment, de son poing, il ébranla le battant de la porte.
Un bruit de pas, maintenant, un bruit qui ne cherchait plus à se dissimuler…
Ganimard secoua la porte. D’un élan irrésistible, Sholmès, l’épaule en avant, l’abattit, et tous deux se ruèrent à l’assaut.
Ils s’arrêtèrent net. Un coup de feu avait retenti dans la pièce voisine. Un autre encore, et le bruit d’un corps qui tombait…
Quand ils entrèrent, ils virent l’homme étendu, la face contre le marbre de la cheminée. Il eut une convulsion. Son revolver glissa de sa main.
Ganimard se pencha et tourna la tête du mort. Du sang la couvrait, qui giclait de deux larges blessures, l’une à la joue, et l’autre à la tempe.
– Il est méconnaissable, murmura-t-il.
– Parbleu ! fit Sholmès, ce n’est pas lui.
– Comment le savez-vous ? Vous ne l’avez même pas examiné.
L’Anglais ricana :
– Pensez-vous donc qu’Arsène Lupin est homme à se tuer ?
– Pourtant, nous avions bien cru le reconnaître dehors…
– Nous avions cru, parce que nous voulions croire. Cet homme nous obsède.
– Alors, c’est un de ses complices.
– Les complices d’Arsène Lupin ne se tuent pas.
– Alors, qui est-ce ?
Ils fouillèrent le cadavre. Dans une poche Herlock Sholmès trouva un portefeuille vide, dans une autre Ganimard trouva quelques louis. Au linge, point de marque, aux vêtements non plus.
Dans les malles – une grosse malle et deux valises – rien que des effets. Sur la cheminée un paquet de journaux. Ganimard les déplia. Tous parlaient du vol de la lampe juive.
Une heure après, lorsque Ganimard et Sholmès se retirèrent, ils n’en savaient pas plus sur le singulier personnage que leur intervention avait acculé au suicide.
Qui était-ce ? Pourquoi s’était-il tué ? Par quel lien se rattachait-il à l’affaire de la lampe juive ? Qui l’avait filé au cours de sa promenade ? Autant de questions aussi complexes les unes que les autres… autant de mystères…
Herlock Sholmès se coucha de fort mauvaise humeur. À son réveil il reçut un pneumatique ainsi conçu :
« Arsène Lupin a l’honneur de vous faire part de son tragique décès en la personne du sieur Bresson, et vous prie d’assister à ses convoi, service et enterrement, qui auront lieu aux frais de l’État, jeudi le 25 juin. »
2
– Voyez-vous, mon vieux camarade, disait Sholmès à Wilson, en brandissant le pneumatique d’Arsène Lupin, ce qui m’exaspère dans cette aventure, c’est de sentir continuellement posé sur moi l’œil de ce satané gentleman. Aucune de mes pensées les plus secrètes ne lui échappe. J’agis comme un acteur dont tous les pas sont réglés par une mise en scène rigoureuse, qui va là et qui dit cela, parce que le voulut ainsi une volonté supérieure. Comprenez-vous, Wilson ?
Wilson eût certainement compris s’il n’avait dormi le profond sommeil d’un homme dont la température varie entre quarante et quarante et un degrés. Mais qu’il entendît ou non, cela n’avait aucune importance pour Sholmès qui continuait :
– Il me faut faire appel à toute mon énergie et mettre en œuvre toutes mes ressources pour ne pas me décourager. Heureusement qu’avec moi, ces petites taquineries sont autant de coups d’épingle qui me stimulent. Le feu de la piqûre apaisé, la plaie d’amour-propre refermée, j’en arrive toujours à dire : « Amuse-toi bien,