Au large de l'écueil: roman canadien. Hector Bernier

Au large de l'écueil: roman canadien - Hector Bernier


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ingrat…

      —Je ne vous comprends pas…

      —C'est que je ne puis m'y tromper… Vous avez donné un peu de votre âme au Saint-Laurent…

      —Beaucoup de mon âme, je vous l'assure…

      ==Alors le patriote aurait dû vous en remercier sur-le-champ, vous promettre de ne jamais oublier l'amie charmante que sa patrie vient de conquérir…

      —Félicitez-en votre patrie, Monsieur, fit-elle, un peu moqueuse.

      —Vous avez tort de railler, lui reprocha-t-il. Ma patrie n'aura jamais assez d'amis sincères… Vous le savez, l'admiration étrangère stimule un peuple en voie de se former… Un bon mot de vous, là-bas, peut finir par produire des miracles…

      —J'inventerai des occasions de le dire, ce bon mot…

      —Merci, à l'avance, pour chacune d'elles… reprit-il. Mais permettez-moi de badiner à mon tour. Aimer, c'est posséder, paraît-il: s'il contient tous les flots du Saint-Laurent, votre coeur est immense…

      —On n'a jamais le coeur assez grand pour l'emplir de belles choses… Le mien est un écrin où déjà sont réunis les joyaux les plus précieux, et plus il en reçoit, plus il en veut avoir… Au gré de la rêverie qui me le fait ouvrir, j'y trouve les lacs de Côme et de Lugano, la Grotte d'Azur, l'Abbaye de Fiesole, la baie de Nice, la côte d'Émeraude, les étangs de Hampton Court, et tant d'antres… Je ne les échangerais pas pour toute la fortune du tyran de l'huile… Jusqu'ici, je les y avais placés de moi-même, sans le secours d'un artiste qui m'en expliquât la beauté… Je viens d'y joindre un diamant de la plus belle eau, le fleuve canadien. Vous m'en avez enseigné la grandeur: je remercie le hasard d'avoir mis sur ma route un tel professeur…

      —Et moi, la Providence, une telle élève, murmura-t-il.

      A ce mot de Providence dont s'était servi tout naturellement le jeune homme, une gêne glissa entre eux. Plusieurs fois, le cours de leurs causeries avait fait planer autour d'eux l'ombre de la Divinité, et alors, quelque chose de froid, un moment, glaçait l'attraction que l'un sur l'autre ils exerçaient. Marguerite Delorme, fille d'un père jacobin et d'une mère esclave de son époux, avait eu l'esprit façonné par l'école sans Dieu. Tandis qu'ensemencée par de vrais parents Canadiens-Français, pétrie définitivement par les prêtres du Séminaire de Québec, l'âme du jeune homme était profondément chrétienne. Au premier choc, ils s'en étaient fait l'aveu loyal. S'entretenaient-ils d'art, de littérature, d'histoire, de morale, toujours revenait, tôt ou tard, l'antagonisme entre le Hasard et la Providence, la laïque et la confessionnelle, les Loges et Borne, Renan et le Christ. La libre-penseuse et le croyant ne pouvaient s'y habituer, et quelques secondes leur étaient nécessaires pour franchir le mur qui les avait brusquement séparés.

      Jules Hébert, le premier, triompha du malaise et voulut le dissiper.

      —Je ne doute pas, Mademoiselle Delorme, que vous ayez réservé, dans votre écrin, une place au joyau le plus riche…, dit-il.

      —A l'amour? C'est bien là votre pensée, n'estce pas? lui répondit-elle, encore triste. Oui, Monsieur, il y en a une qui attend, qui est même un peu lasse d'attendre… L'Amour me semble un capricieux personnage, aussi avare de ses dons que prodigue de ses mensonges… Mon rêve de seize an?, fait de soleil et de printemps, commence à languir. Il y a moins de sève dans les branches, quelques feuilles tombent. Hâtez-vous, Messire Amour, avant que l'arbre meure…

      —Un jour, il vous rencontrera au bord d'une source, il se penchera sur elle, remplira le creux de sa main, et plus vous boirez, plus vous aurez soif… Mais est-il vrai que le papillon rose ne vous effleura jamais de son vol?…

      —J'ai cru parfois entendre ses ailes tout près de mon front… Je le lui offrais pour qu'il s'y pose, et je n'entendais déjà plus rien…

      —Je n'ai pas même connu ce sentimentalisme vague dont vous parlez si bien…, reprit-il. Le papillon rose n'égara jamais ses ailes entre les quatre murs du vieux collège où je fus pensionnaire, et l'été, je courais les bois du Saguenay, les lacs des Laurentides, les champs de la ferme patriarcale, ou je louvoyais dans l'Anse de Kamouraska. La grande nature était mon amoureuse… L'Université vint, et mes jeunes amies de Québec respectèrent la sérénité de mon coeur…

      Il s'attendrit, lorsque je songe qu'une jolie Québecquoise est née pour moi…

      —Peut-être, en votre absence, a-t-elle achevé de grandir pour vous…, fit-elle, songeuse.

      —Oh! je la reconnaîtrai entre toutes, et ce sera alors l'idylle sans fin… C'est bien le moment d'y songer, d'ailleurs… Voyez-vous, ça et là, sur la berge, les chaloupes fines. Elles attendent la marée. Quand elle les aura rejointes, ce soir, les amoureux s'y embarqueront avec leurs belles. Les rames feront leur besogne sans bruit. Le grand silence sera plein de choses qu'on murmure. Tout-à-coup, une fusée de rires joyeux éclatera dans l'espace, une chanson canadienne montera vers les étoiles…

      —Quel est donc ce village où séjourne le bonheur?… demanda

       Marguerite. Je suis jalouse des femmes qui l'habitent…

      —Saint-Laurent de l'Ile, une villégiature canadienne-française… Les villas s'échelonnent entre deux lignes d'érables… Les fleurs viennent bien dans les jardina… Avant longtemps, les voitures conduiront les heureux sur la colline que vous apercevez plus loin… Les enfante iront cueillir les cerises sauvages… Dans quelques heures, le quai se couvrira de robes claires et d'ombrelles légères, un vapeur de Québec accostera, rendra les maris à leurs épouses, les frères à leurs soeurs, les garçons à leurs jeunes filles… A table, l'appétit sera ferme… On causera, sous les arbres, jusqu'à la nuit…

      —Que c'est joli, aussi, la rive opposée!… Est-ce un autre séjour de vacances?…

      —Non, Mademoiselle, il n'y a là que les fermes» de Beaumont… Autrefois, c'était la forêt… La hache du colon l'a terrassée… Le sol était bon: voilà pourquoi, depuis longtemps, chaque année, une pareille moisson mûrit au soleil…

      —J'éprouve une sympathie curieuse pour ces colons dont vous m'avez déjà vanté l'héroïsme…

      —Permettez-moi de vous raconter un incident que me rappelle l'endroit où nous sommes, dit-il. J'avais quinze ans et j'étais venu voir un ami à Saint-Laurent… Un matin que le vent, assez fort, soufflait du bas de la rivière, nous sortîmes de la petite baie qui est là… Une bourrasque violente et lâche coucha la voile, et la chaloupe tourna…

      —J'ai failli ne jamais vous connaître! s'écria-t-elle, devenue très pâle.

      Cette émotion spontanée, vraie, inattendue troubla profondément le jeune homme. Une tristesse, inconnue jusqu'alors, lui tomba dans le coeur… Il lui fallait dire quelque chose. Expliquer comment ils s'étaient sauvés lui parut ridicule. Il comprit qu'il ne devait pas révéler à sa compagne le bouleversement qui le tenait. Il réalisa, confusément, dans une de ces secondes où le passé nous accourt à une allure vertigineuse, quelle place elle avait prise en lui, quel souvenir la Parisienne laisserait derrière elle. Tant de choses lui faisaient oublier qu'elle était Voltairienne: l'imprévu de son esprit, la richesse de son intelligence, l'honnêteté de son âme, la grâce de ses mouvements, la lumière de son sourire, le raffinement de son langage, la sympathie toujours sur le qui-vive, l'intérêt passionné qu'elle avait eu tout de suite pour la race canadienne-française. Elle avait ces grands yeux qui veulent tout comprendre… Et quand elle les dirigeait vers lui, avides de ses paroles, il sentait que celles-ci devenaient plus chaudes, plus vibrantes, souvent plus douces… Une chevelure sombre couronnait ai tête… Et quand la brise du large affolait les mèches brunes, il se croyait meilleur… Un jour que l'on frissonnait et que des couvertures de laine l'enveloppaient presque toute, il eût voulu garder le froid loin d'elle… il ne pouvait séparer son visage d'un portrait de jeune fille par Greuze qui l'avait touché, alors qu'il était plus jeune: c'était la même suavité du regard, la même


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