Au large de l'écueil: roman canadien. Hector Bernier

Au large de l'écueil: roman canadien - Hector Bernier


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voulez pas au chef de service qui nous a donné, à table, les sièges voisins…, lui dit-il, avec douceur.

      —Non, Monsieur, la destinée fait bien les choses, évidemment…

      —Le voyage est fini, bien fini… Avant longtemps, nous serons en face de Québec…

      —Le navire file à grande vitesse, ajouta-t-elle. Saint-Laurent fuit à l'arrière… C'est égal, il se dépêche trop…

      —Je vous remercie d'avoir été aussi bonne pendant la traversée…

      —Je le fus malgré moi…

      —Cela ne s'oublie pas, je le devine, reprit-il. Je ne me comprends pas: mon père m'attend au port, et je serai bientôt dans les bras de ma mère et de ma soeur…

      —Oh! qu'elle doit être gentille, votre soeur!…

      —Avez-vous un frère? demanda-t-il, un peu taquin.

      —Non, hélas!

      —C'est dommage, il serait délicieux… Eh bien, oui! ma joie de les revoir est vive, et cependant, j'ai comme un regret qui m'attache à ce vaisseau…

      —Allons! pourquoi ne pas jouir des derniers moments sans tristesse? g'écria-t-elle. Mes parents séjourneront quelques semaines à Québec… Nous nous reverrons, je l'espère, et prolongerons ensemble le charme de la traversée… Cela vous va-t-il?

      —Comment vous refuser?… Tout de même, cela achève…

      —Tout achève, murmura-t-elle. Tenez! nous ne pensons qu'à nous! Allons rejoindre mes parents sur le pont inférieur!

      Rien, dans le visage plutôt mélancolique de Gilbert Delorme, ne trahissait le révolutionnaire extrême. Le masque du penseur dissimulait la violence de l'athée. Grand, la taille droite, la démarche alerte, le teint légèrement basané, l'oeil franc, la barbe aristocratique, il n'était pas un type banal. Il collaborait à la feuille la plus audacieuse du socialisme parisien, avait eu largement sa part des honneurs maçonniques, frayait dans les hautes sphères jacobines, traitait d'égal à égal avec Ferdinand Buisson, l'ennemi de l'enseignement libre, et Gustave Hervé, l'anti-patriote. C'est en face de ce qu'il appelait la superstition maudite que la fureur lui montait au cerveau, que l'insulte lui jaillissait des lèvres. C'était le sectaire gentilhomme dont les belles manières couvrent la haine irréductible, impitoyable.

      Acharné dans la guerre à Dieu, il entourait sa femme d'une tendresse infinie. Frêle créature de volonté molle, elle avait été absorbée tout entière par la personnalité ferme de son mari. Et s'il l'aimait tellement, c'est qu'elle ne pensait, ne sentait et n'agissait que par lui. Elle s'habillait merveilleusement, avait le goût inné de ce qu'il fallait à sa beauté mignonne, et tous admiraient cette poupée vivante.

      Gilbert Delorme était sensible à la poésie des paysages. Les rives du Saint-Laurent l'avaient ravi, et sa femme l'avait écouté, subjuguée à son tour. A ce moment, les émigrants, parqués sur l'entrepont, retenaient leur attention.

      —Je me demande ce que ces gens pensent de leur nouvelle patrie, disait

       Gilbert à sa compagne.

      —Crois-tu que cela leur importe?… Ils me font l'effet d'être assez abrutis, lui répondit-elle, attendant ce qu'il en penserait.

      —Parions que, vous aussi, mes chers parents, vous n'êtes pas descendus, que vous vous êtes nourris de soleil et de verdure, interrompit Marguerite qui, les séparant, s'accrochait à leurs bras.

      Le père eut, pour elle, un regard d'adoration. Il avait un culte pour cette enfant de vingt ans. Elle était, dans son existence, l'incarnation de ce que pouvait créer la morale laïque, la preuve que la religion n'était pas nécessaire à l'éclosion de la vertu. Elle était son argument suprême contre ses adversaires. Il l'avait façonnée à l'image de son idéal, et l'empreinte resterait toujours. Sans doute, elle était lui, mais sans la haine.

      —En effet, Monsieur, dit Gilbert, accueillant le jeune Canadien, de fleuve n'est pas un magicien ordinaire, il permet aux gens de vivre sans manger… Vous arrivez bien! Madame Delorme aimerait à savoir l'accueil que les émigrants font à leur nouvelle patrie…

      —Dans les yeux tristes des uns, Madame, ce doit, être la vision de leur patrie qui demeure… Les autres entrevoient le Canada dans un mirage d'or… Il y a des familles entières, regardez celle-ci… des Slaves peut-être… N'est-ce pas un groupe touchant? Ils viennent à la conquête du pain… De ses petites mains, le bébé salue la rive… Ils s'attacheront au sol qui leur donnera le bonheur…

      —Oh! l'apprivoisement de certaines races est douteux, dit Gilbert.

      —Nous ne désespérons pas…, reprit Jules. L'âme canadienne grandit… Elle les pénétrera de sa force… Elle se résume en un mot: l'amour du pays dans l'autonomie des races…

      Slaves au foyer, ils seront Canadiens dans la vie nationale…

      —Ne croyez-vous pas que cela soit, irréalisable? Il faut que le plus tort absorbe le plus faible, c'est l'histoire, répondit Gilbert.

      —Cela ne sera pas, si les chefs de partis ont le coeur assez haut pour étrangler les rancunes de races et respecter les libertés de chacune dans la contribution de chacune à l'essor de la patrie commune…

      —Mais ces chefs?… interrompit le Français.

      —Ils paraissent avoir été victimes, jusqu'ici, de la violence des passions, de l'incertitude de l'idéal… Aujourd'hui, un mouvement sourd se fait dans les profondeurs de la vie canadienne… La poussée en est venue jusqu'à eux… Ils verront bientôt clair dans l'action une qu'ils auront à poursuivre…

      —Cela est intéressant, j'aurai désormais l'oeil sur l'évolution de votre pays, conclut Gilbert, un peu sceptique.

      —Et il est ravissant, votre pays, Monsieur Hébert! s'écria Madame

       Delorme: j'adore, surtout, un arbre superbe que vous devez connaître;

       Cette île en foisonne; en voici, là.

      Et, du geste, elle indiquait, dans le bois du Bout de l'Ile, une touffe d'érables. Près du rivage, les embarcations légères se miraient dans l'eau plus sombre. La jeune fille associait l'endroit à certains paysages enchanteurs du lac Majeur. A gauche, la pointe gracieuse de Saint-Joseph de Lévis masquait encore la ville. Un silence presque général se fit soudain parmi les passagers: ils attendaient, avec une émotion mystérieuse, la révélation de Québec.

      —C'est l'érable, Madame, avait, répondu le jeune homme. Il est l'orgueil de nos forêts… La feuille d'érable est sacrée, chez nous… L'automne, elle se pare de mille couleurs avant, de mourir… La neige la recouvre, mais elle est toujours vivante dans nos coeurs…

      —Maple leaf for ever, disent vos frères les Anglais, remarqua la jeune fille.

      —Oui, Mademoiselle, le Canada toujours!…

      —Le Canada n'aura donc jamais le sort de ce navire qui gît en deux tronçons?… Savez-vous comment il est là? demanda Marguerite.

      —C'est le squelette du "Bavarian", un grand paquebot de la Compagnie Allan… Cela remonte à quelques années… Vous vous souvenez des Ilets de Bellechasse… Vu peu au-delà, alors que la neige tombait, un rocher sournois l'agrafa et l'éventra… La blessure était mortelle… Il est là pour l'anatomie!…

      Lui coupant la parole, une acclamation gigantesque éclata. Les coiffures saluaient avec frénésie. Québec venait d'apparaître, et un fluide électrique avait empoigné millionnaires et pauvres diables. Jules Hébert, devint pale: une vague d'ivresse lui inonda le cerveau. Ses compagnons restaient saisis. Ce fut plus puissant que lui, il leur communiqua la vision qui le fascinait:

      —Permettez-moi de vous présenter la ville où je suis né, leur dit-il d'un accent, qui les prit tout de suite. Elle


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