Au large de l'écueil: roman canadien. Hector Bernier

Au large de l'écueil: roman canadien - Hector Bernier


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pieux de sa hutte, danser la ronde primitive… Un jour, trois petits navires à voiles entrèrent dans la rivière que vous apercevez là… Jacques Cartier, l'envoyé de la civilisation, et Donnacona, le délégué de la forêt, se transmirent le message des deux mondes… Champlain vint et fit sortir du roc solitaire la ville que, depuis des siècles, celui-ci attendait… Dès lors, l'âme de Québec a vécu… Elle flotte autour de nous… Elle est faite de la hardiesse des mâles navigateurs, de la vaillance des premiers colons… Vieille de trois cents ans, elle est riche de deuils et de gloires… Elle garde les couleurs que portaient les beaux régiments de France… Elle traîne l'odeur de la poudre qui faisait tonner les canons de Frontenac… Elle se souvient de l'apôtre Laval et du génie de Talon… Elle sourit au front pâle de Wolfe et vibre au coeur indomptable de Montcalm… Elle respire encore le sang de Montgomery… Elle acclame l'embrassement de deux races autrefois ennemies… Aux grands anniversaires, au gré de la brise, elle chante ou repose dans les plis du tricolore et du drapeau britannique… Elle est sacrée au foyer où j'ai appris à l'aimer éternellement!…

      Il avait parlé sobrement, sans gestes, mais la flamme du regard et la gravité de la voix trahissaient l'intensité du sentiment. Une conviction aussi profonde ébranla, dompta Gilbert, l'antipatriote. Sa femme trouvait, à ce langage, quelque chose d'un peu vague dont son ignorance de l'histoire de Québec était la cause. Marguerite plus habituée à l'enthousiasme du Canadien, fut moins surprise, mais, les yeux rivés sur le visage concentré du jeune homme, elle sentait pénétrer en elle la chaleur de cette âme ardente.

      Jules Hébert se grisait de cette minute parfaite. Il reprenait possession des choses familières, du décor de sa jeunesse. Avec une joie d'enfant, il fit défiler, en une revue triomphale, les falaises grises de Lévis, le flot mouvant des Chutes Montmorency, les clochers gothiques de Beauport, les coteaux verdoyants de Charlesbourg, le profil solennel de l'Université Laval, la ligne sévère des Remparts, la silhouette aérienne de Champlain, la flèche austère de la Cathédrale Anglicane, l'orgueil écrasant du Château-Frontenac, l'attitude fière de la Citadelle, la demeure où bientôt pour lui s'ouvriraient les bras de sa mère et de Jeanne, la soeur adorée. Le bonheur de savoir les siens tout près s'empara de lui, lui fit presqu'oublier ses compagnons de la traversée. La jeune Française eut l'intuition qu'il lui échappait, qu'il était loin d'elle. Il lui avait dit que la religion et son patriotisme étaient indissolubles en lui. La fille de l'athée fut écrasée par la force de tout ce qui ressaisissait Jules, vit se creuser l'abîme qui le séparait d'elle. Et c'est avec une angoisse obscure qu'elle posa son joli pied sur la terre canadienne.

       Table des matières

      Augustin Hebert était un type superbe de Canadien-Français. On le remarquait toujours dans la foule qu'il dominait des six pieds de sa taille. Il marchait d'une grande allure militaire. Les cheveux noirs semés de fils gris encadraient de noblesse un visage énergique, un peu hautain dans sa pâleur. Son regard ne mentait jamais, allait droit à l'adversaire. Le dessin des lèvres, sous la moustache brune, était ferme et précis. Il fallait l'entendre, de sa belle voix de clairon sonnant la charge, évoquer les souvenirs épiques de l'histoire de sa race. Il avait, en effet, le culte d'un passé tragique. Il ne pouvait le rappeler, sans qn'il se transfigurât, et le sang qui lui brûlait, alors les veines était, celui de l'immortel Hébert, le premier colon qui ait cru au sol canadien. Il eut, fallu rouler sur son beau corps d'athlète avant de lui arracher un seul des ouvrages canadiens qui formaient sa collection sainte. Le spectacle était bien touchant de ce colosse maniant, avec des précautions infinies, les manuscrits fragiles et les relisant dans le sanctuaire où nul ne les avait jamais profanés.

      C'est là que l'industriel patriote, au milieu des chers livres, avait connu la vraie douceur de vivre; là qu'aux retours du Premier de l'An, Jules courbait son front grave et que Jeanne inclinait ses boucles blondes sous le bénédiction pieuse et traditionnelle du père; là que celui-ci avait infusé à son fils l'amour des choses canadiennes; là que, dans le demi-jour de la lampe ancienne, sa femme venait lui sourire et que, dans ses bras de géant, sa fille venait nicher sa tête menue; là que Jules, au jour de son départ, avait regardé longuement les deux femmes en pleurs sur sa poitrine afin d'en rester dignes; là qu'avant de laisser, pour se rendre à la tâche quotidienne, la maison qu'il habitait rue des Remparts, Augustin ne manquait jamais de contempler le Saint-Laurent. Il avait vu tous les caprices de la lumière sur le fleuve et ne se lassait pas de les revoir. Il connaissait la succession des feux de l'aurore sur l'onde au repos, la magie rose du couchant sur le flot du soir, les eaux cuivrées à la veille des orages, mélancoliques sous la brume, ivres de soleil le midi, lourdes sous les nuages de plomb, les vagues méchantes allant, aux jours de tempêtes, se briser sur la grève où devaient revenir parfois les héros de Montmorency. Ses yeux parcouraient la ligne harmonieuse des Laurentides et, franchissant le Mont Saint-Anne, rejoignaient la croupe altière du Cap Tourmente, descendaient vers la côte pittoresque de Beaupré, traversaient à la ravissante île d'Orléans pour aller cueillir, enfin, sur la colline de Saint-Joseph de Lévis, la vision du village riant qui la domine.

      Ce tableau grandiose, dont Madame Hébert faisait ses délices habituelles, ne l'enlevait pas à la fascination que le Bout de l'Ile paraissait avoir pour elle, cet après-midi là. Immobile à la fenêtre, on l'eût crue pétrifiée, sans le rayonnement du regard fixe. Le "Laurentic" allait poindre.

      La mère attendait son fils. Enfin, il revenait, vivant, plus beau, sans doute. Il y avait si longtemps qu'elle n'avait entendu la voix caressante, étreint la forme chérie. Que n'avait-elle des ailes pour aller jusqu'à lui!

      La clarté du jour la nimbait d'une auréole. Elle était belle de cette beauté sereine qui donne à certaines femmes un charme d'exception. La blancheur de lys de sa chevelure rendait saisissants l'éclat du teint, le modelé classique des traits. Il émanait de sa personne tant de bonté qu'elle devait n'avoir jamais fait souffrir. Assez grande, elle portait noblement la tête à la façon d'autrefois. Les professionnels de la séduction n'avaient jamais essayé leurs manoeuvres louches autour d'elle: ils devinaient qu'elle les aurait cloués sur place.

      —Ce paquebot retarde… Il me vole des minutes…, dit-elle, impatiente, à la jeune fille qu'aurait pu loger, trois fois au moins, le fauteuil où elle s'était blottie.

      —Mais! chère mère, il est encore en temps… Le cadran ne marque pas une heure…Vous vous faites trop de mal…

      —On dirait que tu es un peu indifférente au retour de ton frère… fit la mère, avec un peu d'amertume.

      —Oh! ma mère! que vous me faites de la peine! s'écria Jeanne qui, d'un bond, fut près d'elle. Si Jules n'était jamais revenu, j'en serais morte… S'il avait différé son retour, si ce vaisseau ne nous le redonnait pas, je crois que je deviendrais folle… Dans ce fauteuil, je l'étranglais déjà de mes bras… Ce n'est pas toi, si bonne, qui parlais!…

      —Tu as raison, ma chérie, ce n'était pas moi… Mes nerfs seuls ont parlé… Mon coeur ne le voulait pas… Mon coeur te demande pardon. Tu sais bien que je t'adore, que, sans toi, je n'aurais pas supporté l'absence… Allons, c'est fini, ta peine…

      Et, de sa main parfaite, la mère essuyait les larmes sur les joues roses de Jeanne. Oh! qu'elle était jolie, la soeur de Jules! C'était le soleil autour d'elle… Le ciel le plus morose se déridait, quand elle souriait. Au coin des lèvres si fines, deux fossettes adorables, à la moindre joie se creusaient et charmaient. Puis, les ailes frémissantes du nez mignon vous attiraient, les yeux pétillants de franchise pure éblouissaient, les cheveux d'or vous donnaient l'envie folle de les lui ravir. A peine plus haute que les fées de la légende, elle faisait songer aux frêles princesses des contes. On pensait, d'abord, que le bonheur sans ombres l'avait choisie pour nid, mais elle avait une âme de sensitive et des pleurs pour le moindre chagrin. Les oiseaux prisonniers dans les cages, les insectes qui venaient de mourir sous le talon des passants, le pauvre aveugle debout tout le jour à la Porte Saint-Jean, bien des choses lui mettaient le coeur en deuil. La griserie d'être


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