Au large de l'écueil: roman canadien. Hector Bernier

Au large de l'écueil: roman canadien - Hector Bernier


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mystérieuse étreignait au coeur les passants transfigurés. Bientôt, Monseigneur de Laval, à leurs yeux éblouis, parut revivre dans son manteau de bronze et, de son visage en feu, lancer un défi suprême à l'impiété.

      Ils allèrent, tous deux, sur un banc du Jardin Montmorency, se griser de la fin du jour.

      —Que c'est beau! s'écria Jeanne.

      —L'incendie dévore les montagnes! dit Jules.

      —Le fleuve charrie du sang!

      —Lévis est en flammes!

      —L'Ile d'Orléans brûle!

      —Ton coeur saigne sur ta robe de mousseline! dit Jules.

      —Et le tien sur ta chemise blanche! lui répondit-elle.

      —C'est l'apothéose du Château-Frontenac!

      —Ou celle de l'Université Laval!

      —Les bateaux-passeurs crachent de la fumée rose!

      —Regarde les feux de joie sur la côte de Beaupré!

      —C'est pour te fêter, Jules!

      —Tout cela, Jeanne, ne vaut pas le carmin de tes lèvres!

      —Ou de celles de la Parisienne! railla la jeune fille, qui s'en repentit aussitôt: Jules, d'une voix anxieuse, lui demandait avec une interrogation de tout son être:

      —Que veux-tu dire, petite soeur?…

      —Oh! presque rien!

      —Femme, va! mais réponds-moi donc! la supplia-t-il. Tu ne m'échapperas pas!… Je la veux, l'explication que je demande… Je te connais si bien… Dans ta voix moqueuse, il y avait un soupçon, je ne sais quelle inquiétude, quelle angoisse même… Parle vite, mon petit Jean!…

      —Puisque tu le prends au sérieux, ce n'est plus rien, c'est quelque chose, beaucoup même, fit-elle, inquiète.

      —Pourquoi ces détours?… Tu as douté de moi, je le sens!… C'est mal, petite soeur! interrompit Jules, nerveux.

      —Tu le vois, il vaut mieux que je me taise!…

      —J'exige!… Ne pas savoir me serait plus pénible encore!…

      —Eh bien, oui! j'ai douté de toi, mon frère, je doute encore… Je t'en demande pardon presqu'à genoux… Je ne voulais pas te dire… Une plaisanterie légère m'a trahie… Et maintenant, je tremble de parler… Promets-moi de ne pas m'en vouloir, si je me suis trompée!… C'est parce que je t'aime que je doute et que j'ai peur!…

      —Tu sais bien qu'il est impossible de t'en vouloir!…

      —Cet après-midi, alors que père s'indignait contre les persécuteurs des petites Soeurs de Saint-Vincent de Paul, je t'ai vu rougir… C'est comme si tu avais eu honte de toi-même!…

      J'espérais ta réponse… Mais tu l'esquivas!… Alors j'ai pensé que tes compagnons de voyage étaient de la bande horrible que flagellait père, et que, le sachant, tu voulais tout de même revoir la jeune Française!… Me pardonnes-tu le soupçon que j'ai encore?… Il ne t'arrivait jamais de fuir la vérité!…

      —Tu as compris cela, toi?… Seule, la petite fille aux boucles blondes a deviné la lutte épouvantable qui ravageait l'âme du grand frère… Je le redis tout de même, c'est mal de ne pas avoir confiance en moi, Jeanne!… J'aurais dû tout avouer, mais je ne fus pas lâche de ne pas l'avoir fait… Vois-tu, petite soeur, je le lui ai promis; il ne serait pas chevaleresque de lui manquer de parole… Cela m'a torturé de fuir la vérité, comme tu dis, mais je ne pouvais pas ne pas la revoir!

      —J'avais bien raison d'avoir peur: tu l'aimes!…

      —Tu es folle! s'écria Jules, qui était sincère. Tu penses que je l'aime?… Elle n'est pas de celles qu'on aime: elle est trop sévère, trop lointaine!… Je l'estime, je l'admire: elle a un grand coeur d'amie qu'on vénère… C'est tout, ma soeur!…

      —Prends garde, mon frère: si l'amour t'empoigne, tu n'es pas de ceux qu'il épargne!…

      —Tu parles du grand amour!… Qu'en sais-tu, mon petit Jean?…

      —J'en sais que je mourrais, si tu m'étais arraché, dit-elle, avec passion; j'en sais que ma tendresse n'est rien auprès du grand amour qui terrasse!… Les femmes savent cela de bonne heure!…

      —Alors, tu me juges frappé mortellement, répondit-il, vivement ému par le cri d'affection de Jeanne. La force des choses qui me défendent d'aimer la fille d'un athée ne te rassure donc pas!…

      —L'amour défie les autres forces… Mais tu es fort, tu es un homme!…

       Relève le défi: lutte contre elle, et triomphe!… Mais prends garde!…

      —Prendre garde? Ai-je besoin d'y songer? Ne suis-je pas armé contre un tel amour? La solidité de ma foi est une muraille entre elle et moi! La loyauté que je dois aux miens est un viatique assuré contre la fille d'un sectaire! Ma carrière patriotique ouvre un gouffre entre l'incroyante et le Canadien-Français! Elle sera l'amie d'un jour, l'adversaire qu'on ne peut haïr! Mais elle ne me fera pas chanceler! Nul sourire de femme ne me fera faiblir, si ma patrie le condamne!…

      —Prends garde!… Il y a des vaillants qui ont molli devant la femme!…

      —Mais je vous aime trop, vous tous, pour qu'il faille prendre garde!… Allons retrouver nos parents et leur tendresse!… Les feux de joie se sont éteints sur la côte de Beaupré!… La nuit envahit les montagnes!… Je veux revoir ma chambrette où les souvenirs me cuirasseront contre cet amour! Viens, petite soeur!… _____

      Le matin même, lorsqu'elles les a mises dans la chambre de Jules, la mère a demandé aux roaea de rester belles, jusqu'au retour de son fils. Fidèles à leur promesse, elles tardent à se faner dans le délicieux vase de Sèvres. Voici que le jeune homme entre, et leur âme parfumée l'accueille. Elle est au nombre des êtres chers, elle fait partie de sa substance intime, la chambrette rose, au plafond couleur d'ivoire, où tout lui parle de sa jeunesse de travail, de rêveries et d'enthousiasmes. Son voyage devient quelque chose d'irréel, de fantastique. Il écoute le langage aimé des choses familières. Il est là toujours, le bon lit où tant de fois la lumière l'éveilla par un rayon de soleil ou la tristesse d'un nuage gris. Il court aux livres préférés qui, sur la table de chêne antique, attendent le frôlement pieux de ses doigts. C'est ici qu'il a pris les résolutions fortes de l'avenir, qu'il a mûri son voeu de lui-même, à l'âme canadienne. Encore sous l'influence des mâles paroles par lesquelles il vient d'apaiser les terreurs de Jeanne, il se sent inébranlable, maître de sa pensée, de son énergie combative. Soudain, un coup lui frappe dans le coeur. Ses yeux se fixent éperdument sur le portrait de la jeune fille de Greuze. Elle lui sourit dans l'humble cadre. Est-ce l'amour, cet appel de tout son être vers la douce image, ces battements dans la poitrine, cette contemplation longue de chaque trait, chaque détail, chaque ligne du fin visage? Ce n'est plus le rêve sentimental de l'adolescent, la Princesse Lointaine du poète, le mirage d'idéal. C'est Marguerite et le charme de ses grands yeux pleins de caresses, et le dessin pur de ses lèvres, et la noblesse de son front méditatif, et les lueurs fauves de la chevelure brune. Il revit la semaine inoubliable avec elle. Est-ce l'amour, ce besoin aigu de la revoir, de l'entendre, d'être longtemps près d'elle? Son regard enfiévré, voulant s'arracher au portrait qui l'enivre, est saisi par le Crucifix blanc sur la muraille. Le Christ saignant le dégrise, le ramène à l'inspiration virile. Rien ne lui fera trahir le Christ de sa race et des siens. Il se rappelle que le Christ plane dans l'histoire canadienne, et que c'est par Lui, le Dieu sacrifié à la Fraternité féconde, que le Canada vaincra la haine. Gilbert Delorme est un briseur de crucifix, un disciple du Renan infâme qui se moqua des épines et des clous de la Croix. Jules reverra son adorable fille, l'image de Greuze vivante, mais il jure d'immoler son coeur au Christ, à sa race, à la patrie canadienne, si ce grand besoin d'elle est l'amour…

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