Le comte de Monte Cristo. Alexandre Dumas

Le comte de Monte Cristo - Alexandre  Dumas


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proposition étonna fort les matelots, quoique aucun d’eux ne la combattît, au contraire. Le patron était un homme si rigide, que c’était la première fois qu’on le voyait renoncer à une entreprise, ou même retarder son exécution.

      Aussi Dantès ne voulut-il pas souffrir qu’on fit en sa faveur une si grave infraction aux règles de la discipline établie à bord.

      «Non, dit-il au patron, j’ai été un maladroit, et il est juste que je porte la peine de ma maladresse. Laissez-moi une petite provision de biscuit, un fusil, de la poudre et des balles pour tuer des chevreaux, ou même pour me défendre, et une pioche pour me construire, si vous tardiez trop à me venir prendre, une espèce de maison.

      – Mais tu mourras de faim, dit le patron.

      – J’aime mieux cela, répondit Edmond, que de souffrir les douleurs inouïes qu’un seul mouvement me fait endurer.»

      Le patron se retournait du côté du bâtiment, qui se balançait avec un commencement d’appareillage dans le petit port, prêt à reprendre la mer dès que sa toilette serait achevée.

      «Que veux-tu donc que nous fassions, Maltais, dit-il, nous ne pouvons t’abandonner ainsi, et nous ne pouvons rester, cependant?

      – Partez, partez! s’écria Dantès.

      – Nous serons au moins huit jours absents, dit le patron, et encore faudra-t-il que nous nous détournions de notre route pour te venir prendre.

      – Écoutez, dit Dantès: si d’ici deux ou trois jours, vous rencontrez quelque bâtiment pêcheur ou autre qui vienne dans ces parages, recommandez-moi à lui, je donnerai vingt-cinq piastres pour mon retour à Livourne. Si vous n’en trouvez pas, revenez.»

      Le patron secoua la tête.

      «Écoutez, patron Baldi, il y a un moyen de tout concilier, dit Jacopo; partez; moi, je resterai avec le blessé pour le soigner.

      – Et tu renonceras à ta part de partage, dit Edmond, pour rester avec moi?

      – Oui, dit Jacopo, et sans regret.

      – Allons, tu es un brave garçon, Jacopo, dit Edmond, Dieu te récompensera de ta bonne volonté; mais je n’ai besoin de personne, merci: un jour ou deux de repos me remettront et j’espère trouver dans ces rochers certaines herbes excellentes contre les contusions.»

      Et un sourire étrange passa sur les lèvres de Dantès; il serra la main de Jacopo avec effusion, mais il demeura inébranlable dans sa résolution de rester, et de rester seul.

      Les contrebandiers laissèrent à Edmond ce qu’il demandait et s’éloignèrent non sans se retourner plusieurs fois, lui faisant à chaque fois qu’ils détournaient tous les signes d’un cordial adieu, auquel Edmond répondait de la main seulement, comme s’il ne pouvait remuer le reste du corps.

      Puis, lorsqu’ils eurent disparu:

      «C’est étrange, murmura Dantès en riant, que ce soit parmi de pareils hommes que l’on trouve des preuves d’amitié et des actes de dévouement.»

      Alors il se traîna avec précaution jusqu’au sommet d’un rocher qui lui dérobait l’aspect de la mer, et de là il vit la tartane achever son appareillage, lever l’ancre, se balancer gracieusement comme une mouette qui va prendre son vol, et partir.

      Au bout d’une heure, elle avait complètement disparu: du moins, de l’endroit où était demeuré le blessé, il était impossible de la voir.

      Alors Dantès se releva, plus souple et plus léger qu’un des chevreaux qui bondissaient parmi les myrtes et les lentisques sur ces rochers sauvages, prit son fusil d’une main, sa pioche de l’autre, et courut à cette roche à laquelle aboutissaient les entailles qu’il avait remarquées sur les rochers.

      «Et maintenant, s’écria-t-il en se rappelant cette histoire du pêcheur arabe que lui avait racontée Faria, maintenant, Sésame, ouvre-toi!»

      XXIV. Éblouissement

      Le soleil était arrivé au tiers de sa course à peu près, et ses rayons de mai donnaient, chauds et vivants, sur ces rochers, qui eux-mêmes semblaient sensibles à sa chaleur; des milliers de cigales, invisibles dans les bruyères, faisaient entendre leur murmure monotone et continu; les feuilles des myrtes et des oliviers s’agitaient frissonnantes, et rendaient un bruit presque métallique; à chaque pas que faisait Edmond sur le granit échauffé, il faisait fuir des lézards qui semblaient des émeraudes; on voyait bondir, sur les talus inclinés, les chèvres sauvages qui parfois y attirent les chasseurs: en un mot, l’île était habitée, vivante, animée, et cependant Edmond s’y sentait seul sous la main de Dieu.

      Il éprouvait je ne sais quelle émotion assez semblable à de la crainte: c’était cette défiance du grand jour, qui fait supposer, même dans le désert, que des yeux inquisiteurs sont ouverts sur nous.

      Ce sentiment fut si fort, qu’au moment de se mettre à la besogne, Edmond s’arrêta, déposa sa pioche, reprit son fusil, gravit une dernière fois le roc le plus élevé de l’île, et de là jeta un vaste regard sur tout ce qui l’entourait.

      Mais, nous devons le dire, ce qui attira son attention, ce ne fut ni cette Corse poétique dont il pouvait distinguer jusqu’aux maisons, ni cette Sardaigne presque inconnue qui lui fait suite, ni l’île d’Elbe aux souvenirs gigantesques, ni enfin cette ligne imperceptible qui s’étendait à l’horizon et qui à l’œil exercé du marin révélait Gênes la superbe et Livourne la commerçante; non: ce fut le brigantin qui était parti au point du jour, et la tartane qui venait de partir. Le premier était sur le point de disparaître au détroit de Bonifacio; l’autre, suivant la route opposée, côtoyait la Corse, qu’elle s’apprêtait à doubler.

      Cette vue rassura Edmond.

      Il ramena alors les yeux sur les objets qui l’entouraient plus immédiatement; il se vit sur le point le plus élevé de l’île, conique, grêle statue de cet immense piédestal; au-dessous de lui, pas un homme; autour de lui, pas une barque: rien que la mer azurée qui venait battre la base de l’île, et que ce choc éternel bordait d’une frange d’argent.

      Alors il descendit d’une marche rapide, mais cependant pleine de prudence: il craignait fort, en un pareil moment, un accident semblable à celui qu’il avait si habilement et si heureusement simulé.

      Dantès, comme nous l’avons dit, avait repris le contre-pied des entailles laissées sur les rochers et il avait vu que cette ligne conduisait à une espèce de petite crique cachée comme un bain de nymphe antique; cette crique était assez large à son ouverture et assez profonde à son centre pour qu’un petit bâtiment du genre des spéronares pût y entrer et y demeurer caché. Alors, en suivant le fil des inductions, ce fil qu’aux mains de l’abbé Faria il avait vu guider l’esprit d’une façon si ingénieuse dans le dédale des probabilités, il songea que le cardinal Spada, dans son intérêt à ne pas être vu, avait abordé à cette crique, y avait caché son petit bâtiment, avait suivi la ligne indiquée par des entailles, et avait, à l’extrémité de cette ligne, enfoui son trésor.

      C’était cette supposition qui avait ramené Dantès près du rocher circulaire.

      Seulement, cette chose inquiétait Edmond et bouleversait toutes les idées qu’il avait en dynamique: comment avait-on pu, sans employer des forces considérables, hisser ce rocher, qui pesait peut-être cinq ou six milliers, sur l’espèce de base où il reposait?

      Tout à coup, une idée vint à Dantès.

      «Au lieu de le faire monter, se dit-il, on l’aura fait descendre.»

      Et lui-même s’élança au-dessus du rocher, afin de chercher la place de sa base première.

      En effet, bientôt il vit qu’une pente légère avait été pratiquée; le rocher avait glissé sur sa base et était venu s’arrêter à l’endroit; un autre rocher, gros comme une pierre de taille ordinaire, lui avait servi de cale; des pierres et des cailloux avaient été soigneusement rajustés pour faire disparaître


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