Les fleurs du mal. Charles Baudelaire

Les fleurs du mal - Charles  Baudelaire


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au Poète

      Dans les rangs bienheureux des saintes Légions,

      Et que vous l’invitez à l’éternelle fête

      Des Trônes, des Vertus, des Dominations.

      Je sais que la douleur est la noblesse unique

      Où ne mordront jamais la terre et les enfers,

      Et qu’il faut pour tresser ma couronne mystique

      Imposer tous les temps et tous les univers.

      Mais les bijoux perdus de l’antique Palmyre,

      Les métaux inconnus, les perles de la mer,

      Par votre main montés, ne pourraient pas suffire

      À ce beau diadème éblouissant et clair;

      Car il ne sera fait que de pure lumière,

      Puisée au foyer saint des rayons primitifs,

      Et dont les yeux mortels, dans leur splendeur entière,

      Ne sont que des miroirs obscurcis et plaintifs!»

      II. L’albatros

      Souvent, pour s’amuser, les hommes d’équipage

      Prennent des albatros, vastes oiseaux des mers,

      Qui suivent, indolents compagnons de voyage,

      Le navire glissant sur les gouffres amers.

      À peine les ont-ils déposés sur les planches,

      Que ces rois de l’azur, maladroits et honteux,

      Laissent piteusement leurs grandes ailes blanches

      Comme des avirons traîner à côté d’eux.

      Ce voyageur ailé, comme il est gauche et veule!

      Lui, naguère si beau, qu’il est comique et laid!

      L’un agace son bec avec un brûle-gueule,

      L’autre mime, en boitant, l’infirme qui volait!

      Le Poète est semblable au prince des nuées

      Qui hante la tempête et se rit de l’archer;

      Exilé sur le sol au milieu des huées,

      Ses ailes de géant l’empêchent de marcher.

      III. Élévation

      Au-dessus des étangs, au-dessus des vallées,

      Des montagnes, des bois, des nuages, des mers,

      Par delà le soleil, par delà les éthers,

      Par delà les confins des sphères étoilées,

      Mon esprit, tu te meus avec agilité,

      Et, comme un bon nageur qui se pâme dans l’onde,

      Tu sillonnes gaiement l’immensité profonde

      Avec une indicible et mâle volupté.

      Envole-toi bien loin de ces miasmes morbides;

      Va te purifier dans l’air supérieur,

      Et bois, comme une pure et divine liqueur,

      Le feu clair qui remplit les espaces limpides.

      Derrière les ennuis et les vastes chagrins

      Qui chargent de leur poids l’existence brumeuse,

      Heureux celui qui peut d’une aile vigoureuse

      S’élancer vers les champs lumineux et sereins;

      Celui dont les pensers, comme des alouettes,

      Vers les cieux le matin prennent un libre essor,

      – Qui plane sur la vie, et comprend sans effort

      Le langage des fleurs et des choses muettes!

      IV. Correspondances

      La Nature est un temple où de vivants piliers

      Laissent parfois sortir de confuses paroles;

      L’homme y passe à travers des forêts de symboles

      Qui l’observent avec des regards familiers.

      Comme de longs échos qui de loin se confondent

      Dans une ténébreuse et profonde unité,

      Vaste comme la nuit et comme la clarté,

      Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.

      Il est des parfums frais comme des chairs d’enfants,

      Doux comme les hautbois, verts comme les prairies,

      – Et d’autres, corrompus, riches et triomphants,

      Ayant l’expansion des choses infinies,

      Comme l’ambre, le musc, le benjoin et l’encens,

      Qui chantent les transports de l’esprit et des sens

      V. J’aime le souvenir de ces époques nues

      J’aime le souvenir de ces époques nues,

      Dont Phœbus se plaisait à dorer les statues.

      Alors l’homme et la femme en leur agilité

      Jouissaient sans mensonge et sans anxiété,

      Et, le ciel amoureux leur caressant l’échine,

      Exerçaient la santé de leur noble machine.

      Cybèle alors, fertile en produits généreux,

      Ne trouvait point ses fils un poids trop onéreux,

      Mais, louve au cœur gonflé de tendresses communes,

      Abreuvait l’univers à ses tétines brunes.

      L’homme, élégant, robuste et fort, avait le droit

      D’être fier des beautés qui le nommaient leur roi;

      Fruits purs de tout outrage et vierges de gerçures,

      Dont la chair lisse et ferme appelait les morsures!

      Le Poète aujourd’hui, quand il veut concevoir

      Ces natives grandeurs, aux lieux où se font voir

      La nudité de l’homme et celle de la femme,

      Sent un froid ténébreux envelopper son âme

      Devant ce noir tableau plein d’épouvantement.

      Ô monstruosités pleurant leur vêtement!

      Ô ridicules troncs! torses dignes des masques!

      Ô pauvres corps tordus, maigres, ventrus ou flasques,

      Que le dieu de l’Utile, implacable et serein,

      Enfants, emmaillota dans ses langes d’airain!

      Et vous, femmes, hélas! pâles comme des cierges,

      Que ronge et que nourrit la débauche, et vous, vierges,

      Du vice maternel traînant l’hérédité

      Et toutes les hideurs de la fécondité!

      Nous avons, il est vrai, nations corrompues,

      Aux peuples anciens des beautés inconnues:

      Des visages rongés par les chancres du cœur,

      Et comme qui dirait des beautés de langueur;

      Mais ces inventions de nos muses tardives

      N’empêcheront jamais les races maladives

      De rendre à la jeunesse un hommage profond,

      – À la sainte jeunesse, à l’air simple, au doux front,

      À l’œil limpide et clair ainsi qu’une eau courante,

      Et qui va répandant sur tout, insouciante

      Comme l’azur du ciel,


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