Les fleurs du mal. Charles Baudelaire

Les fleurs du mal - Charles  Baudelaire


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un cimetière isolé,

      Mon cœur, comme un tambour voilé,

      Va battant des marches funèbres.

      – Maint joyau dort enseveli

      Dans les ténèbres et l’oubli,

      Bien loin des pioches et des sondes;

      Mainte fleur épanche à regret

      Son parfum doux comme un secret

      Dans les solitudes profondes.

      XII. La vie antérieure

      J’ai longtemps habité sous de vastes portiques

      Que les soleils marins teignaient de mille feux,

      Et que leurs grands piliers, droits et majestueux,

      Rendaient pareils, le soir, aux grottes basaltiques.

      Les houles, en roulant les images des cieux,

      Mêlaient d’une façon solennelle et mystique

      Les tout-puissants accords de leur riche musique

      Aux couleurs du couchant reflété par mes yeux.

      C’est là que j’ai vécu dans les voluptés calmes,

      Au milieu de l’azur, des vagues, des splendeurs

      Et des esclaves nus, tout imprégnés d’odeurs,

      Qui me rafraîchissaient le front avec des palmes,

      Et dont l’unique soin était d’approfondir

      Le secret douloureux qui me faisait languir.

      XIII. Bohémiens en voyage

      La tribu prophétique aux prunelles ardentes

      Hier s’est mise en route, emportant ses petits

      Sur son dos, ou livrant à leurs fiers appétits

      Le trésor toujours prêt des mamelles pendantes.

      Les hommes vont à pied sous leurs armes luisantes

      Le long des chariots où les leurs sont blottis,

      Promenant sur le ciel des yeux appesantis

      Par le morne regret des chimères absentes.

      Du fond de son réduit sablonneux, le grillon,

      Les regardant passer, redouble sa chanson;

      Cybèle, qui les aime, augmente ses verdures,

      Fait couler le rocher et fleurir le désert

      Devant ces voyageurs, pour lesquels est ouvert

      L’empire familier des ténèbres futures.

      XIV. L’homme et la mer

      Homme libre, toujours tu chériras la mer!

      La mer est ton miroir; tu contemples ton âme

      Dans le déroulement infini de sa lame,

      Et ton esprit n’est pas un gouffre moins amer.

      Tu te plais à plonger au sein de ton image;

      Tu l’embrasses des yeux et des bras, et ton cœur

      Se distrait quelquefois de sa propre rumeur

      Au bruit de cette plainte indomptable et sauvage.

      Vous êtes tous les deux ténébreux et discrets:

      Homme, nul n’a sondé le fond de tes abîmes;

      Ô mer, nul ne connaît tes richesses intimes,

      Tant vous êtes jaloux de garder vos secrets!

      Et cependant voilà des siècles innombrables

      Que vous vous combattez sans pitié ni remord,

      Tellement vous aimez le carnage et la mort,

      Ô lutteurs éternels, ô frères implacables!

      XV. Don Juan aux enfers

      Quand Don Juan descendit vers l’onde souterraine

      Et lorsqu’il eut donné son obole à Charon,

      Un sombre mendiant, l’œil fier comme Antisthène,

      D’un bras vengeur et fort saisit chaque aviron.

      Montrant leurs seins pendants et leurs robes ouvertes,

      Des femmes se tordaient sous le noir firmament,

      Et, comme un grand troupeau de victimes offertes,

      Derrière lui traînaient un long mugissement.

      Sganarelle en riant lui réclamait ses gages,

      Tandis que Don Luis avec un doigt tremblant

      Montrait à tous les morts errant sur les rivages

      Le fils audacieux qui railla son front blanc.

      Frissonnant sous son deuil, la chaste et maigre Elvire,

      Près de l’époux perfide et qui fut son amant,

      Semblait lui réclamer un suprême sourire

      Où brillât la douceur de son premier serment.

      Tout droit dans son armure, un grand homme de pierre

      Se tenait à la barre et coupait le flot noir,

      Mais le calme héros, courbé sur sa rapière,

      Regardait le sillage et ne daignait rien voir.

      XVI. Châtiment de l’orgueil

      En ces temps merveilleux où la Théologie

      Fleurit avec le plus de sève et d’énergie,

      On raconte qu’un jour un docteur des plus grands,

      – Après avoir forcé les cœurs indifférents;

      Les avoir remués dans leurs profondeurs noires;

      Après avoir franchi vers les célestes gloires

      Des chemins singuliers à lui-même inconnus,

      Où les purs Esprits seuls peut-être étaient venus, —

      Comme un homme monté trop haut, pris de panique,

      S’écria, transporté d’un orgueil satanique:

      «Jésus, petit Jésus! je t’ai poussé bien haut!

      Mais, si j’avais voulu t’attaquer au défaut

      De l’armure, ta honte égalerait ta gloire,

      Et tu ne serais plus qu’un fœtus dérisoire!»

      Immédiatement sa raison s’en alla.

      L’éclat de ce soleil d’un crêpe se voilà;

      Tout le chaos roula dans cette intelligence,

      Temple autrefois vivant, plein d’ordre et d’opulence,

      Sous les plafonds duquel tant de pompe avait lui.

      Le silence et la nuit s’installèrent en lui,

      Comme dans un caveau dont la clef est perdue.

      Dès lors il fut semblable aux bêtes de la rue,

      Et, quand il s’en allait sans rien voir, à travers

      Les champs, sans distinguer les étés des hivers,

      Sale, inutile et laid comme une chose usée,

      Il faisait des enfants la joie et la risée.

      XVII. La beauté

      Je suis belle, ô mortels! comme un rêve de pierre,

      Et mon sein, où chacun s’est meurtri tour à tour,

      Est fait pour inspirer au poète un


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