Au Bonheur des Dames. Emile Zola

Au Bonheur des Dames - Emile  Zola


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de Mouret l’étonnait plus qu’il ne le séduisait. N’était-ce pas une opération fantaisiste et imprudente, ce magasin gigantesque? Ne risquait-on pas une catastrophe certaine, à vouloir élargir ainsi hors de toute mesure le commerce des nouveautés? Enfin, il ne croyait pas, il refusait.

      – Sans doute, l’idée peut séduire, disait-il. Seulement, elle est d’un poète… Où prendriez-vous la clientèle pour emplir une pareille cathédrale?

      Mouret le regarda un moment en silence, comme stupéfait de son refus. Était-ce possible? un homme d’un tel flair, qui sentait l’argent à toutes les profondeurs! Et, tout d’un coup, il eut un geste de grande éloquence, il montra ces dames dans le salon, en criant:

      – La clientèle, mais la voilà!

      Le soleil pâlissait, la poussière d’or rouge n’était plus qu’une lueur blonde, dont l’adieu se mourait dans la soie des tentures et les panneaux des meubles. À cette approche du crépuscule, une intimité noyait la grande pièce d’une tiède douceur. Tandis que M. de Boves et Paul de Vallagnosc causaient devant une des fenêtres, les yeux perdus au loin sur le jardin, ces dames s’étaient rapprochées, faisaient là, au milieu, un étroit cercle de jupes, d’où montaient des rires, des paroles chuchotées, des questions et des réponses ardentes, toute la passion de la femme pour la dépense et le chiffon. Elles causaient toilette, Mme de Boves racontait une robe de bal.

      – D’abord, un transparent de soie mauve, et puis, là-dessus, des volants de vieil alençon, haut de trente centimètres…

      – Oh! s’il est permis! interrompait Mme Marty. Il y a des femmes heureuses!

      Le baron Hartmann, qui avait suivi le geste de Mouret, regardait ces dames, par la porte restée grande ouverte. Et il les écoutait d’une oreille, pendant que le jeune homme, enflammé du désir de le convaincre, se livrait davantage, lui expliquait le mécanisme du nouveau commerce des nouveautés. Ce commerce était basé maintenant sur le renouvellement continu et rapide du capital, qu’il s’agissait de faire passer en marchandises le plus de fois possible, dans la même année. Ainsi, cette année-là, son capital, qui était seulement de cinq cent mille francs, venait de passer quatre fois et avait ainsi produit deux millions d’affaires. Une misère, d’ailleurs, qu’on décuplerait, car il se disait certain de faire plus tard reparaître le capital quinze et vingt fois, dans certains comptoirs.

      – Vous entendez, monsieur le baron, toute la mécanique est là. C’est bien simple, mais il fallait le trouver. Nous n’avons pas besoin d’un gros roulement de fonds. Notre effort unique est de nous débarrasser très vite de la marchandise achetée, pour la remplacer par d’autre, ce qui fait rendre au capital autant de fois son intérêt. De cette manière, nous pouvons nous contenter d’un petit bénéfice; comme nos frais généraux s’élèvent au chiffre énorme de seize pour cent, et que nous ne prélevons guère sur les objets que vingt pour cent de gain, c’est donc un bénéfice de quatre pour cent au plus; seulement, cela finira par faire des millions, lorsqu’on opérera sur des quantités de marchandises considérables et sans cesse renouvelées… Vous suivez, n’est-ce pas? rien de plus clair.

      Le baron hocha de nouveau la tête. Lui, qui avait accueilli les combinaisons les plus hardies, et dont on citait encore les témérités, lors des premiers essais de l’éclairage au gaz, restait inquiet et têtu.

      – J’entends bien, répondit-il. Vous vendez bon marché pour vendre beaucoup, et vous vendez beaucoup pour vendre bon marché… Seulement, il faut vendre, et j’en reviens à ma question: à qui vendrez-vous? comment espérez-vous entretenir une vente aussi colossale?

      Un éclat brusque de voix, venu du salon, coupa les explications de Mouret. C’était Mme Guibal qui aurait préféré les volants de vieil alençon en tablier seulement.

      – Mais, ma chère, disait Mme de Boves, le tablier en était couvert aussi. Jamais je n’ai rien vu de plus riche.

      – Tiens! vous me donnez une idée, reprenait Mme Desforges. J’ai déjà quelques mètres d’alençon… Il faut que j’en cherche pour une garniture.

      Et les voix tombèrent, ne furent plus qu’un murmure. Des chiffres sonnaient, tout un marchandage fouettait les désirs, ces dames achetaient des dentelles à pleines mains.

      – Eh! dit enfin Mouret, quand il put parler, on vend ce qu’on veut, lorsqu’on sait vendre! Notre triomphe est là.

      Alors, avec sa verve provençale, en phrases chaudes qui évoquaient les images, il montra le nouveau commerce à l’œuvre. Ce fut d’abord la puissance décuplée de l’entassement, toutes les marchandises accumulées sur un point, se soutenant et se poussant; jamais de chômage; toujours l’article de la saison était là; et, de comptoir en comptoir, la cliente se trouvait prise, achetait ici l’étoffe, plus loin le fil, ailleurs le manteau, s’habillait, puis tombait dans des rencontres imprévues, cédait au besoin de l’inutile et du joli. Ensuite, il célébra la marque en chiffres connus. La grande révolution des nouveautés partait de cette trouvaille. Si l’ancien commerce, le petit commerce agonisait, c’était qu’il ne pouvait soutenir la lutte des bas prix, engagée par la marque. Maintenant, la concurrence avait lieu sous les yeux mêmes du public, une promenade aux étalages établissait les prix, chaque magasin baissait, se contentait du plus léger bénéfice possible; aucune tricherie, pas de coup de fortune longtemps médité sur un tissu vendu le double de sa valeur, mais des opérations courantes, un tant pour cent régulier prélevé sur tous les articles, la fortune mise dans le bon fonctionnement d’une vente, d’autant plus large qu’elle se faisait au grand jour. N’était-ce pas une création étonnante? Elle bouleversait le marché, elle transformait Paris, car elle était faite de la chair et du sang de la femme.

      – J’ai la femme, je me fiche du reste! dit-il dans un aveu brutal, que la passion lui arracha.

      À ce cri, le baron Hartmann parut ébranlé. Son sourire perdait sa pointe ironique, il regardait le jeune homme, gagné peu à peu par sa foi, pris pour lui d’un commencement de tendresse.

      – Chut! murmura-t-il paternellement, elles vont vous entendre.

      Mais ces dames parlaient maintenant toutes à la fois, tellement excitées, qu’elles ne s’écoutaient même plus entre elles. Mme de Boves achevait la description de la toilette de soirée: une tunique de soie mauve, drapée et retenue par des nœuds de dentelle; le corsage décolleté très bas, et encore des nœuds de dentelle aux épaules.

      – Vous verrez, disait-elle, je me fais faire un corsage pareil avec un satin…

      – Moi, interrompait Mme Bourdelais, j’ai voulu du velours, oh! une occasion!

      Mme Marty demandait:

      – Hein? combien la soie?

      Puis, toutes les voix repartirent ensemble. Mme Guibal, Henriette, Blanche, mesuraient, coupaient, gâchaient. C’était un saccage d’étoffes, la mise au pillage des magasins, un appétit de luxe qui se répandait en toilettes jalousées et rêvées, un bonheur tel à être dans le chiffon, qu’elles y vivaient enfoncées, ainsi que dans l’air tiède nécessaire à leur existence.

      Mouret, cependant, avait jeté un coup d’œil vers le salon. Et, en quelques phrases dites à l’oreille du baron Hartmann, comme s’il lui eût fait de ces confidences amoureuses qui se risquent parfois entre hommes, il acheva d’expliquer le mécanisme du grand commerce moderne. Alors, plus haut que les faits déjà donnés, au sommet, apparut l’exploitation de la femme. Tout y aboutissait, le capital sans cesse renouvelé, le système de l’entassement des marchandises, le bon marché qui attire, la marque en chiffres connus qui tranquillise. C’était la femme que les magasins se disputaient par la concurrence, la femme qu’ils prenaient au continuel piège de leurs occasions, après l’avoir étourdie devant leurs étalages. Ils avaient éveillé dans sa chair de nouveaux désirs, ils étaient une tentation immense, où elle succombait fatalement, cédant d’abord à des achats de bonne ménagère, puis gagnée par la coquetterie,


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