Au Bonheur des Dames. Emile Zola

Au Bonheur des Dames - Emile  Zola


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certains dessins, dont elle s’assurait la propriété; mais, pour les soieries noires, par exemple, elle guettait les occasions du Bonheur des Dames, faisait des provisions considérables, qu’elle écoulait en doublant et en triplant les prix.

      – Ainsi, je suis bien certain que des gens à elle vont nous enlever notre Paris-Bonheur. Pourquoi voulez-vous qu’elle aille payer cette soie en fabrique plus cher qu’elle ne la paiera chez nous?… Ma parole d’honneur! nous la donnons à perte.

      Ce fut le dernier coup porté à ces dames. Cette idée d’avoir de la marchandise à perte fouettait en elles l’âpreté de la femme, dont la jouissance d’acheteuse est doublée, quand elle croit voler le marchand. Il les savait incapables de résister au bon marché.

      – Mais nous vendons tout pour rien! cria-t-il gaiement, en prenant derrière lui l’éventail de Mme Desforges, resté sur le guéridon. Tenez! voici cet éventail… Vous dites qu’il a coûté?

      – Le chantilly vingt-cinq francs, et la monture deux cents, dit Henriette.

      – Eh bien! le chantilly n’est pas cher. Pourtant, nous avons le même à dix-huit francs… Quant à la monture, chère madame, c’est un vol abominable. Je n’oserais vendre la pareille plus de quatre-vingt-dix francs.

      – Je le disais bien! cria Mme Bourdelais.

      – Quatre-vingt-dix francs! murmura Mme de Boves, il faut vraiment ne pas avoir un sou pour s’en passer.

      Elle avait repris l’éventail, l’examinait de nouveau avec sa fille Blanche; et, sur sa grande face régulière, dans ses larges yeux dormants, montait l’envie contenue et désespérée du caprice qu’elle ne pourrait contenter. Puis, une seconde fois, l’éventail fit le tour de ces dames, au milieu des remarques et des exclamations. M. de Boves et Vallagnosc, cependant, avaient quitté la fenêtre. Tandis que le premier revenait se placer derrière Mme Guibal, dont il fouillait du regard le corsage, de son air correct et supérieur, le jeune homme se penchait vers Blanche, en tâchant de trouver un mot aimable.

      – C’est un peu triste, n’est-ce pas? mademoiselle, cette monture blanche avec cette dentelle noire.

      – Oh! moi, répondit-elle toute grave, sans qu’une rougeur colorât sa figure soufflée, j’en ai vu un en nacre et plumes blanches. Quelque chose de virginal!

      M. de Boves, qui avait surpris sans doute le regard navré dont sa femme suivait l’éventail, dit enfin son mot dans la conversation.

      – Ça se casse tout de suite, ces petites machines.

      – Ne m’en parlez pas! déclara Mme Guibal avec sa moue de belle rousse, jouant l’indifférence. Je suis lasse de faire recoller les miens.

      Depuis un instant, Mme Marty, très excitée par la conversation, retournait fiévreusement son sac de cuir rouge sur ses genoux. Elle n’avait pu encore montrer ses achats, elle brûlait de les étaler, dans une sorte de besoin sensuel. Et, brusquement, elle oublia son mari, elle ouvrit le sac, sortit quelques mètres d’une étroite dentelle roulée autour d’un carton.

      – C’est cette valenciennes pour ma fille, dit-elle. Elle a trois centimètres, et délicieuse, n’est-ce pas?… Un franc quatre-vingt-dix.

      La dentelle passa de main en main. Ces dames se récriaient. Mouret affirma qu’il vendait ces petites garnitures au prix de fabrique. Pourtant, Mme Marty avait refermé le sac, comme pour y cacher des choses qu’on ne montre pas. Mais, devant le succès de la valenciennes, elle ne put résister à l’envie d’en tirer encore un mouchoir.

      – Il y avait aussi ce mouchoir… De l’application de Bruxelles, ma chère… Oh! une trouvaille! Vingt francs!

      Et, dès lors, le sac devint inépuisable. Elle rougissait de plaisir, une pudeur de femme qui se déshabille la rendait charmante et embarrassée, à chaque article nouveau qu’elle sortait. C’était une cravate en blonde espagnole de trente francs: elle n’en voulait pas, mais le commis lui avait juré qu’elle tenait la dernière et qu’on allait les augmenter. C’était ensuite une voilette en chantilly: un peu chère, cinquante francs; si elle ne la portait pas, elle en ferait quelque chose pour sa fille.

      – Mon Dieu! les dentelles, c’est si joli! répétait-elle avec son sourire nerveux. Moi, quand je suis là-dedans, j’achèterais le magasin.

      – Et ceci? lui demanda Mme de Boves en examinant un coupon de guipure.

      – Ça, répondit-elle, c’est un entre-deux… Il y en a vingt-six mètres. Un franc le mètre, comprenez-vous!

      – Tiens! dit Mme Bourdelais surprise, que voulez-vous donc en faire?

      – Ma foi, je ne sais pas… Mais elle était si drôle de dessin!

      À ce moment, comme elle levait les yeux, elle aperçut en face d’elle son mari terrifié. Il avait blêmi davantage, toute sa personne exprimait l’angoisse résignée d’un pauvre homme, qui assiste à la débâcle de ses appointements, si chèrement gagnés. Chaque nouveau bout de dentelle était pour lui un désastre, d’amères journées de professorat englouties, des courses au cachet dans la boue dévorées, l’effort continu de sa vie aboutissant à une gêne secrète, à l’enfer d’un ménage nécessiteux. Devant l’effarement croissant de son regard, elle voulut rattraper le mouchoir, la voilette, la cravate; et elle promenait ses mains fiévreuses, elle répétait avec des rires gênés:

      – Vous allez me faire gronder par mon mari… Je t’assure, mon ami, que j’ai été encore très raisonnable; car il y avait une grande pointe de cinq cents francs, oh! merveilleuse!

      – Pourquoi ne l’avez-vous pas achetée? dit tranquillement Mme Guibal. M. Marty est le plus galant des hommes.

      Le professeur dut s’incliner, en déclarant que sa femme était bien libre. Mais, à l’idée du danger de cette grande pointe, un froid de glace lui avait coulé dans le dos; et, comme Mouret affirmait justement que les nouveaux magasins augmentaient le bien-être des ménages de la bourgeoisie moyenne, il lui lança un terrible regard, l’éclair de haine d’un timide qui n’ose étrangler les gens.

      D’ailleurs, ces dames n’avaient pas lâché les dentelles. Elles s’en grisaient. Les pièces se déroulaient, allaient et revenaient de l’une à l’autre, les rapprochant encore, les liant de fils légers. C’était, sur leurs genoux, la caresse d’un tissu miraculeux de finesse, où leurs mains coupables s’attardaient. Et elles emprisonnaient Mouret plus étroitement, elles l’accablaient de nouvelles questions. Comme le jour continuait de baisser, il devait par moments pencher la tête, effleurer de sa barbe leurs chevelures, pour examiner un point, indiquer un dessin. Mais, dans cette volupté molle du crépuscule, au milieu de l’odeur échauffée de leurs épaules, il demeurait quand même leur maître, sous le ravissement qu’il affectait. Il était femme, elles se sentaient pénétrées et possédées par ce sens délicat qu’il avait de leur être secret, et elles s’abandonnaient, séduites; tandis que lui, certain dès lors de les avoir à sa merci, apparaissait, trônant brutalement au-dessus d’elles, comme le roi despotique du chiffon.

      – Oh! monsieur Mouret! monsieur Mouret! balbutiaient des voix chuchotantes et pâmées, au fond des ténèbres du salon.

      Les blancheurs mourantes du ciel s’éteignaient dans les cuivres des meubles. Seules, les dentelles gardaient un reflet de neige sur les genoux sombres de ces dames, dont le groupe confus semblait mettre autour du jeune homme de vagues agenouillements de dévotes. Une dernière clarté luisait au flanc de la théière, une lueur courte et vive de veilleuse, qui aurait brûlé dans une alcôve attiédie par le parfum du thé. Mais, tout d’un coup, le domestique entra avec deux lampes, et le charme fut rompu. Le salon s’éveilla, clair et gai. Mme Marty replaçait les dentelles au fond de son petit sac; Mme de Boves mangeait encore un baba, pendant qu’Henriette, qui s’était levée, causait à demi-voix avec le baron, dans l’embrasure d’une fenêtre.

      – Il


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