Au Bonheur des Dames. Emile Zola
bilieux, il se contenta de répondre:
– Oui, je sais… Moi, je ne demande pas mieux.
Puis, voyant une dame s’approcher, il ajouta plus bas:
– Attention! voilà pour vous.
C’était une dame couperosée, avec un chapeau jaune et une robe rouge. Tout de suite Hutin devina la femme qui n’achèterait pas. Il se baissa vivement derrière le comptoir, en feignant de rattacher les cordons d’un de ses souliers; et, caché, il murmurait:
– Ah! non, par exemple! qu’un autre se la paie… Merci! pour perdre mon tour!
Cependant, Robineau l’appelait:
– À qui la ligne, messieurs? À M. Hutin?… Où est M. Hutin?
Et, comme celui-ci ne répondait décidément pas, ce fut le vendeur inscrit à la suite qui reçut la dame couperosée. En effet, elle voulait simplement des échantillons, avec les prix; et elle retint le vendeur plus de dix minutes, elle l’accabla de questions. Seulement, le second avait vu Hutin se relever, derrière le comptoir. Aussi, lorsqu’une nouvelle cliente se présenta, intervint-il d’un air sévère, en arrêtant le jeune homme qui se précipitait.
– Votre tour est passé… Je vous ai appelé, et comme vous étiez là derrière…
– Mais, monsieur, je n’ai pas entendu.
– Assez!… Inscrivez-vous à la queue… Allons, monsieur Favier, c’est à vous.
D’un regard, Favier, très amusé au fond de l’aventure, s’excusa auprès de son ami. Hutin, les lèvres pâles, avait détourné la tête. Ce qui l’enrageait, c’était qu’il connaissait bien la cliente, une adorable blonde qui venait souvent au rayon et que les vendeurs appelaient entre eux: «la jolie dame», ne sachant rien d’elle, pas même son nom. Elle achetait beaucoup, faisait porter dans sa voiture, puis disparaissait. Grande, élégante, mise avec un charme exquis, elle paraissait fort riche et du meilleur monde.
– Eh bien! et votre cocotte? demanda Hutin à Favier, lorsque celui-ci revint de la caisse, où il avait accompagné la dame.
– Oh! une cocotte, répondit celui-ci. Non, elle a l’air trop comme il faut. Ça doit être la femme d’un boursier ou d’un médecin, enfin je ne sais pas, quelque chose dans ce genre.
– Laissez donc! c’est une cocotte… Avec leurs airs de femmes distinguées, est-ce qu’on peut dire aujourd’hui!
Favier regardait son cahier de notes de débit.
– N’importe! reprit-il, je lui en ai collé pour deux cent quatre-vingt-treize francs. Ça me fait près de trois francs.
Hutin pinça les lèvres, et il soulagea sa rancune sur les cahiers de notes de débit: encore une drôle d’invention qui leur encombrait les poches! Il y avait entre eux une lutte sourde. Favier, d’habitude, affectait de s’effacer, de reconnaître la supériorité de Hutin, quitte à le manger par-derrière. Aussi ce dernier souffrait-il des trois francs emportés d’une façon si aisée, par un vendeur qu’il ne reconnaissait pas de sa force. Une belle journée, vraiment! Si ça continuait, il ne gagnerait pas de quoi payer de l’eau de seltz à ses invités. Et, dans la bataille qui s’échauffait, il se promenait devant les comptoirs, les dents longues, voulant sa part, jalousant jusqu’à son chef, en train de reconduire la jeune femme maigre, à laquelle il répétait:
– Eh bien! c’est entendu. Dites-lui que je ferai mon possible pour obtenir cette faveur de M. Mouret.
Depuis longtemps, Mouret n’était plus à l’entresol, debout près de la rampe du hall. Brusquement, il reparut en haut du grand escalier qui descendait au rez-de-chaussée; et, de là, il domina encore la maison entière. Son visage se colorait, la foi renaissait et le grandissait, devant le flot de monde qui, peu à peu, emplissait le magasin. C’était enfin la poussée attendue, l’écrasement de l’après-midi, dont il avait un instant désespéré, dans sa fièvre; tous les commis se trouvaient à leur poste, un dernier coup de cloche venait de sonner la fin de la troisième table; la désastreuse matinée, due sans doute à une averse tombée vers neuf heures, pouvait encore être réparée, car le ciel bleu du matin avait repris sa gaieté de victoire. Maintenant, les rayons de l’entresol s’animaient, il dut se ranger pour laisser passer les dames qui, par petits groupes, montaient à la lingerie et aux confections; tandis que, derrière lui, aux dentelles et aux châles, il entendait voler de gros chiffres. Mais la vue des galeries, au rez-de-chaussée, le rassurait surtout: on s’écrasait devant la mercerie, le blanc et les lainages eux-mêmes étaient envahis, le défilé des acheteuses se serrait, presque toutes en chapeau à présent, avec quelques bonnets de ménagères attardées. Dans le hall des soieries, sous la blonde lumière, des dames s’étaient dégantées, pour palper doucement des pièces de Paris-Bonheur, en causant à demi-voix. Et il ne se trompait plus aux bruits qui lui arrivaient du dehors, roulements de fiacres, claquement de portières, brouhaha grandissant de foule. Il sentait, à ses pieds, la machine se mettre en branle, s’échauffer et revivre, depuis les caisses où l’or sonnait, depuis les tables où les garçons de magasin se hâtaient d’empaqueter les marchandises, jusqu’aux profondeurs du sous-sol, au service du départ, qui s’emplissait de paquets descendus, et dont le grondement souterrain faisait vibrer la maison. Au milieu de la cohue, l’inspecteur Jouve se promenait gravement, guettant les voleuses.
– Tiens! c’est toi! dit Mouret tout à coup, en reconnaissant Paul de Vallagnosc, que lui amenait un garçon. Non, non, tu ne me déranges pas… Et, d’ailleurs, tu n’as qu’à me suivre, si tu veux tout voir, car aujourd’hui je reste sur la brèche.
Il gardait des inquiétudes. Sans doute le monde venait, mais la vente serait-elle le triomphe espéré? Pourtant, il riait avec Paul, il l’emmena gaiement.
– Ça paraît vouloir s’allumer un peu, dit Hutin à Favier. Seulement, je n’ai pas de chance, il y a des jours de guignon, ma parole!… Je viens encore de faire un Rouen, cette tuile ne m’a rien acheté.
Et il désignait du menton une dame qui s’en allait, en jetant des regards dégoûtés sur toutes les étoffes. Ce ne serait pas avec ses mille francs d’appointements qu’il s’engraisserait, s’il ne vendait rien; d’habitude, il se faisait sept ou huit francs de tant pour cent et de guelte, ce qui lui donnait, avec son fixe, une dizaine de francs par jour, en moyenne. Favier n’arrivait guère qu’à huit; et voilà que ce sabot lui enlevait les morceaux de la bouche, car il sortait de débiter une nouvelle robe. Un garçon froid qui n’avait jamais su égayer une cliente! C’était exaspérant.
– Les bonnetons et les bobinards ont l’air de battre monnaie, murmura Favier en parlant des vendeurs de la bonneterie et de la mercerie.
Mais Hutin, qui fouillait le magasin du regard, dit brusquement:
– Connaissez-vous Mme Desforges, la bonne amie du patron?… Tenez! cette brune à la ganterie, celle à qui Mignot essaye des gants.
Il se tut, puis il reprit tout bas, comme parlant à Mignot, qu’il ne quittait plus des yeux:
– Va, va, mon bonhomme, frotte-lui bien les doigts, pour ce que ça t’avance! On les connaît, tes conquêtes!
Il y avait, entre lui et le gantier, une rivalité de jolis hommes, qui tous deux affectaient de coqueter avec les clientes. D’ailleurs, ils n’auraient pu, ni l’un ni l’autre, se vanter d’aucune bonne fortune réelle; Mignot vivait sur la légende d’une femme de commissaire de police tombée amoureuse de lui, tandis que Hutin avait véritablement conquis à son rayon une passementière, lasse de traîner dans les hôtels louches du quartier; mais ils mentaient, ils laissaient volontiers croire à des aventures mystérieuses, à des rendez-vous donnés par des comtesses, entre deux achats.
– Vous devriez la faire, dit Favier de son air de pince-sans-rire.
– C’est une idée! s’écria Hutin. Si elle vient ici, je l’entortille, il me faut cent sous!
À la ganterie, toute une rangée de dames