Au Bonheur des Dames. Emile Zola

Au Bonheur des Dames - Emile  Zola


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chacun de ses caprices. Sous la grâce même de sa galanterie, Mouret laissait ainsi passer la brutalité d’un juif vendant de la femme à la livre: il lui élevait un temple, la faisait encenser par une légion de commis, créait le rite d’un culte nouveau; il ne pensait qu’à elle, cherchait sans relâche à imaginer des séductions plus grandes; et, derrière elle, quand il lui avait vidé la poche et détraqué les nerfs, il était plein du secret mépris de l’homme auquel une maîtresse vient de faire la bêtise de se donner.

      – Ayez donc les femmes, dit-il tout bas au baron, en riant d’un rire hardi, vous vendrez le monde!

      Maintenant, le baron comprenait. Quelques phrases avaient suffi, il devinait le reste, et une exploitation si galante l’échauffait, remuait en lui son passé de viveur. Il clignait les yeux d’un air d’intelligence, il finissait par admirer l’inventeur de cette mécanique à manger les femmes. C’était très fort. Il eut le mot de Bourdoncle, un mot que lui souffla sa vieille expérience.

      – Vous savez qu’elles se rattraperont.

      Mais Mouret haussa les épaules, dans un mouvement d’écrasant dédain. Toutes lui appartenaient, étaient sa chose, et il n’était à aucune. Quand il aurait tiré d’elles sa fortune et son plaisir, il les jetterait en tas à la borne, pour ceux qui pourraient encore y trouver leur vie. C’était un dédain raisonné de méridional et de spéculateur.

      – Eh bien! cher monsieur, demanda-t-il pour conclure, voulez-vous être avec moi? L’affaire des terrains vous semble-t-elle possible?

      Le baron, à demi conquis, hésitait pourtant à s’engager de la sorte. Un doute restait au fond du charme qui opérait peu à peu sur lui. Il allait répondre d’une façon évasive, lorsqu’un appel pressant de ces dames lui évita cette peine. Des voix répétaient, au milieu de légers rires:

      – Monsieur Mouret! monsieur Mouret!

      Et comme celui-ci, contrarié d’être interrompu, feignait de ne pas entendre, Mme de Boves, debout depuis un moment, vint jusqu’à la porte du petit salon.

      – On vous réclame, monsieur Mouret… Ce n’est guère galant, de vous enterrer dans les coins pour causer d’affaires.

      Alors, il se décida, et avec une bonne grâce apparente, un air de ravissement, dont le baron fut émerveillé. Tous deux se levèrent, passèrent dans le grand salon.

      – Mais je suis à votre disposition, mesdames, dit-il en entrant, le sourire aux lèvres.

      Un brouhaha de triomphe l’accueillit. Il dut s’avancer davantage, ces dames lui firent place au milieu d’elles. Le soleil venait de se coucher derrière les arbres du jardin, le jour tombait, une ombre fine noyait peu à peu la vaste pièce. C’était l’heure attendrie du crépuscule, cette minute de discrète volupté, dans les appartements parisiens, entre la clarté de la rue qui se meurt et les lampes qu’on allume encore à l’office. M. de Boves et Vallagnosc, toujours debout devant une fenêtre, jetaient sur le tapis une nappe d’ombre; tandis que, immobile dans le dernier coup de lumière qui venait de l’autre fenêtre, M. Marty, entré discrètement depuis quelques minutes, mettait son profil pauvre, une redingote étriquée et propre, un visage blêmi par le professorat, et que la conversation de ces dames sur la toilette achevait de bouleverser.

      – Est-ce toujours pour lundi prochain, cette mise en vente? demandait justement Mme Marty.

      – Mais sans doute, madame, répondit Mouret d’une voix de flûte, une voix d’acteur qu’il prenait, quand il parlait aux femmes.

      Henriette alors intervint.

      – Vous savez que nous irons toutes… On dit que vous préparez des merveilles.

      – Oh! des merveilles! murmura-t-il d’un air de fatuité modeste, je tâche simplement d’être digne de vos suffrages.

      Mais elles le pressaient de questions. Mme Bourdelais, Mme Guibal, Blanche elle-même, voulaient savoir.

      – Voyons, donnez-nous des détails, répétait Mme de Boves avec insistance. Vous nous faites mourir.

      Et elles l’entouraient, lorsque Henriette remarqua qu’il n’avait seulement pas pris une tasse de thé. Alors, ce fut une désolation; quatre d’entre elles se mirent à le servir, mais à la condition qu’il répondrait ensuite. Henriette versait, Mme Marty tenait la tasse, pendant que Mme de Boves et Mme Bourdelais se disputaient l’honneur de le sucrer. Puis, quand il eut refusé de s’asseoir, et qu’il commença à boire son thé lentement, debout au milieu d’elles, toutes se rapprochèrent, l’emprisonnèrent du cercle étroit de leurs jupes. La tête levée, les regards luisants, elles lui souriaient.

      – Votre soie, votre Paris-Bonheur, dont tous les journaux parlent? reprit Mme Marty, impatiente.

      – Oh! répondit-il, un article extraordinaire, une faille à gros grain, souple, solide… Vous la verrez, mesdames. Et vous ne la trouverez que chez nous, car nous en avons acheté la propriété exclusive.

      – Vraiment! une belle soie à cinq francs soixante! dit Mme Bourdelais enthousiasmée. C’est à ne pas croire.

      Cette soie, depuis que les réclames étaient lancées, occupait dans leur vie quotidienne une place considérable. Elles en causaient, elles se la promettaient, travaillées de désir et de doute. Et, sous la curiosité bavarde dont elles accablaient le jeune homme, apparaissaient leurs tempéraments particuliers d’acheteuses: Mme Marty, emportée par sa rage de dépense, prenant tout au Bonheur des Dames, sans choix, au hasard des étalages; Mme Guibal, s’y promenant des heures sans jamais faire une emplette, heureuse et satisfaite de donner un simple régal à ses yeux; Mme de Boves, serrée d’argent, toujours torturée d’une envie trop grosse, gardant rancune aux marchandises, qu’elle ne pouvait emporter; Mme Bourdelais, d’un flair de bourgeoise sage et pratique, allant droit aux occasions, usant des grands magasins avec une telle adresse de bonne ménagère, exempte de fièvre, qu’elle y réalisait de fortes économies; Henriette enfin, qui, très élégante, y achetait seulement certains articles, ses gants, de la bonneterie, tout le gros linge.

      – Nous avons d’autres étoffes étonnantes de bon marché et de richesse, continuait Mouret de sa voix chantante. Ainsi, je vous recommande notre Cuir-d’Or, un taffetas d’un brillant incomparable… Dans les soies de fantaisie, il y a des dispositions charmantes, des dessins choisis entre mille par notre acheteur; et, comme velours, vous trouverez la plus riche collection de nuances… Je vous avertis qu’on portera beaucoup de drap cette année. Vous verrez nos matelassés, nos cheviottes…

      Elles ne l’interrompaient plus, elles resserraient encore leur cercle, la bouche entrouverte par un vague sourire, le visage rapproché et tendu, comme dans un élancement de tout leur être vers le tentateur. Leurs yeux pâlissaient, un léger frisson courait sur leurs nuques. Et lui gardait son calme de conquérant, au milieu des odeurs troublantes qui montaient de leurs chevelures. Il continuait à boire, entre chaque phrase, une petite gorgée de thé, dont le parfum attiédissait ces odeurs plus âpres, où il y avait une pointe de fauve. Devant une séduction si maîtresse d’elle-même, assez forte pour jouer ainsi de la femme, sans se prendre aux ivresses qu’elle exhale, le baron Hartmann, qui ne le quittait pas du regard, sentait son admiration grandir.

      – Alors, on portera du drap? reprit Mme Marty, dont le visage ravagé s’embellissait de passion coquette. Il faudra que je voie.

      Mme Bourdelais, qui gardait son œil clair, dit à son tour:

      – N’est-ce pas? la vente des coupons est le jeudi, chez vous… J’attendrai, j’ai tout mon petit monde à vêtir.

      Et, tournant sa fine tête blonde vers la maîtresse de la maison:

      – Toi, c’est toujours Sauveur qui t’habille?

      – Mon Dieu! oui, répondit Henriette, Sauveur est très chère, mais il n’y a qu’elle à Paris


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