Le petit chose. Alphonse Daudet
les belles dames, tout malingre et tout honteux dans son habit râpé. Peu à peu la cour se désemplit. À la grande porte, le principal et M. Viot se tenaient debout, caressant les enfants au passage, saluant les parents jusqu'à terre.
« À l'année prochaine, à l'année prochaine ! » disait le principal avec un sourire câlin… les clefs de M. Viot tintaient, pleines de caresses : «Frinc ! frinc ! frinc ! Revenez-nous l'année prochaine.» Les enfants se laissaient embrasser négligemment et franchissaient l'escalier d'un bond.
Ceux-là montaient dans de belles voitures armoriées, où les mères et les sœurs rangeaient leurs grandes jupes pour faire place : clic ! clac !… en route vers le château !… Nous allons revoir nos parcs, nos pelouses, l'escarpolette sous les acacias, les volières pleines d'oiseaux rares, la pièce d'eau avec ses deux cygnes, et la grande terrasse à balustres où l'on prend des sorbets le soir.
D'autres grimpaient dans les chars à banc de famille, à côté de jolies filles riant à belles dents sous leurs coiffes blanches. La fermière conduisait avec sa chaîne d'or autour du cou… Fouette, Mathurine ! On retourne à la métairie ; on va manger des beurrées, boire du vin muscat, chasser à la pipée ! tout le jour et se rouler dans le foin qui sent bon ! Heureux enfants ! Ils s'en allaient, ils partaient tous… Ah ! si j'avais pu partir moi aussi…
VIII. LES YEUX NOIRS
MAINTENANT le collège est désert. Tout le monde est parti… D'un bout des dortoirs à l'autre, des escadrons de gros rats font des charges de cavalerie. en plein jour. Les écritoires se dessèchent au fond des pupitres. Sur les arbres des cours, la division des moineaux est en fête ; ces messieurs ont invité tous leurs camarades de la ville, ceux de l'évêché, ceux de la sous-préfecture, et, du matin jusqu'au soir, c'est un pépiage assourdissant.
De sa chambre, sous les combles, le petit Chose les écoute en travaillant. On l'a gardé par charité, dans la maison, pendant les vacances. Il en profite pour étudier à mort les philosophes grecs. Seulement, la chambre est trop chaude et les plafonds trop bas.
On étouffe là-dessous… Pas de volets aux fenêtres. Le soleil entre comme une torche et met le feu partout.
Le plâtre des solives craque, se détache… De grosses mouches, alourdies par la chaleur, dorment collées aux vitres… Le petit Chose, lui, fait de grands efforts pour ne pas dormir. Sa tête est lourde comme du plomb ; ses paupières battent.
Travaille donc, Daniel Eyssette !… Il faut reconstruire le foyer… Mais non ! il ne peut pas… Les lettres de son livre dansent devant ses yeux, puis, ce livre qui tourne, puis la table, puis la chambre. Pour chasser cet étrange assoupissement, le petit Chose se lève, fait quelques pas ; arrivé devant la porte, il chancelle et tombe à terre comme une masse, foudroyé par le sommeil.
Au-dehors, les moineaux piaillent ; les cigales chantent à tue-tête ; les platanes, blancs de poussière, s'écaillent au soleil en étirant leur mille branches.
Le petit Chose fait un rêve singulier ; il lui semble qu'on frappe à la porte de sa chambre, et qu'une voix éclatante l'appelle par son nom : «Daniel, Daniel !… » Cette voix, il la reconnaît. C'est du même ton qu'elle criait autrefois : «Jacques, tu es un âne !».
Les coups redoublent à la porte : « Daniel, mon Daniel, c'est ton père, ouvre vite. » Oh ! l'affreux cauchemar. Le petit Chose veut répondre, aller ouvrir. Il se redresse sur son coude : mais sa tête est trop lourde, il retombe et perd connaissance.
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