Le petit chose. Alphonse Daudet

Le petit chose - Alphonse  Daudet


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la peine qu'on le lise ! c'est un philosophe pour rire, et tout son bagage philosophique tiendrait dans le chaton d'une bague à vingt-cinq sous ; mais, vous savez ! quand on est jeune, on a sur les choses et sur les hommes des idées tout de travers.

      Je voulais donc lire Condillac. Il me fallait un Condillac coûte que coûte. Malheureusement, la bibliothèque du collège en était absolument dépourvue, et les libraires de Sarlande ne tenaient pas cet article-là !. Je résolus de m'adresser à l'abbé Germane. Ses frères m'avaient dit que sa chambre contenait plus de deux mille volumes, et je ne doutais pas de trouver chez lui le livre de mes rêves. Mais ce diable d'homme m'épouvantait, et pour me décider à monter à son réduit ce n'était pas trop de tout mon amour pour M. de Condillac. En arrivant devant la porte, mes jambes tremblaient de peur… Je frappai deux fois très doucement. « Entrez !» répondit une voix de Titan.

      Le terrible abbé Germane était assis à califourchon sur une chaise basse, les jambes étendues, la soutane retroussée et laissant voir de gros muscles qui saillaient vigoureusement dans des bas de soie noire.

      Accoudé sur le dossier de sa chaise, il lisait un in-folio à tranches rouges, et fumait à grand bruit une petite pipe courte et brune, de celles qu'on appelle « brûle-gueule ».

      « C'est toi ! me dit-il en levant à peine les yeux de dessus son in-folio… Bonjour ! Comment vas-tu ?…

      Qu'est-ce que tu veux ? » Le tranchant de sa voix, l'aspect sévère de cette chambre tapissée de livres, la façon cavalière dont il était assis, cette petite pipe, qu'il tenait aux dents, tout cela m'intimidait beaucoup.

      Je parvins cependant à expliquer tant bien que mal l'objet de ma visite et à demander le fameux Condillac.

      « Condillac ! tu Veux lire Condillac ! me répondit l'abbé Germane en souriant. Quelle drôle d'idée !…

      Est-ce que tu n'aimerais pas mieux fumer une pipe avec moi ! décroche-moi ce joli calumet qui est pendu là-bas, contre la muraille, et allume-le… ; tu verras, c'est bien meilleur que tous les Condillac de la terre. » Je m'excusai du geste, en rougissant.

      « Tu ne veux pas ?… À ton aise, mon garçon… Ton Condillac est là-haut, sur le troisième rayon à gauche.

      Tu peux l'emporter ; je te le prête. Surtout ne le gâte pas, ou je te coupe les oreilles. » J'atteignis le Condillac sur le troisième rayon à gauche, et je me disposais à me retirer ; mais l'abbé me retint.

      « Tu t'occupes donc de philosophie ? me dit-il en me regardant dans les yeux… Est-ce que tu y croirais par hasard ?… Des histoires, mon cher, de pures histoires ! Et dire qu'ils ont voulu faire de moi un professeur de philosophie ! Je vous demande un peu !…

      Enseigner quoi ? zéro, néant… Ils auraient pu tout aussi bien, pendant qu'ils y étaient, me nommer inspecteur général des étoiles ou contrôleur des fumées de pipes… Ah ! misère de moi ! Il faut faire parfois de singuliers métiers pour gagner sa vie… Tu en connais quelque chose, toi aussi, n'est-ce pas ?… Oh ! tu n'as pas besoin de rougir. Je sais que tu n'es pas heureux, mon pauvre petit pion, et que les enfants te font une rude existence. » Ici l'abbé Germane s'interrompit un moment, Il paraissait très en colère et secouait sa pipe sur son ongle avec fureur. Moi, d'entendre ce digne homme s'apitoyer ainsi sur mon sort, je me sentais tout ému et j'avais mis le Condillac devant mes yeux, pour dissimuler les grosses larmes dont ils étaient remplis.

      Presque aussitôt l'abbé reprit :

      « À propos ! j'oubliais de te demander… Aimes-tu le Bon Dieu ?… Il faut l'aimer, vois-tu ! mon cher, et avoir confiance en lui, et le prier ferme ; sans quoi tu ne t'en tireras jamais… Aux grandes souffrances de la vie, je ne connais que trois remèdes : le travail, la prière et la pipe, la pipe de terre, très courte, souviens-toi de cela… Quant aux philosophes, n'y compte pas ; ils ne te consoleront jamais de rien. J'ai passé par là, tu peux m'en croire.

      – Je vous crois, monsieur l'abbé.

      – Maintenant, va-t’en, tu me fatigues… Quand tu voudras des livres, tu n'auras qu'à venir en prendre.

      La clef de ma chambre est toujours sur la porte, et les philosophes toujours sur le troisième rayon à gauche… Ne me parle plus… Adieu !» Là-dessus, il se remit à sa lecture et me laissa sortir, sans même me regarder.

      À partir de ce jour, j'eus tous les philosophes de l'univers à ma disposition, j'entrais chez l'abbé Germane sans frapper, comme chez moi. Le plus souvent, aux heures où je venais, l'abbé faisait sa classe, et la chambre était vide. La petite pipe dormait sur le bord de la table, au milieu des in-folio à tranches rouges et d'innombrables papiers couverts de pattes de mouches… Quelquefois aussi l'abbé Germane était là. Je le trouvais lisant, écrivant, marchant de long en large, à grandes enjambées. En entrant, je disais d'une voix timide : «Bonjour, monsieur l'abbé ! » La plupart du temps, il ne me répondait pas… Je prenais mon philosophe sur le troisième rayon à gauche, et je m'en allais, sans qu'on eût seulement l'air de soupçonner ma présence… Jusqu'à la fin de l'année, nous n'échangeâmes pas vingt paroles ; mais n'importe ! quelque chose en moi-même m'avertissait que nous étions de grands amis…

      Cependant les vacances approchaient. On entendait tout le jour les élèves de la musique répétant, dans la classe de dessin, des polkas et des airs de marche pour la distribution des prix. Ces polkas réjouissaient tout le monde. Le soir, à la dernière étude, on voyait sortir des pupitres une foule de petits calendriers, et chaque enfant rayait sur le sien le jour qui venait de finir : « Encore un de moins ! » Les cours étaient pleines de planches pour l'estrade ; on battait des fauteuils, on secouait les tapis… plus de travail, plus de discipline. Seulement, toujours, jusqu'au bout, la haine du pion et les farces, les terribles farces.

      Enfin, le grand jour arriva. Il était temps ; je n'y pouvais plus tenir. On distribua les prix dans ma cour, la cour des moyens…, je la vois encore avec sa tente bariolée, ses murs couverts de draperies blanches, ses grands arbres verts pleins de drapeaux, et là-dessous tout un fouillis de toques, de képis, de shakos, de casques, de bonnets à fleurs, de claques brodés, de plumes, de rubans, de pompons, de panaches… Au fond, une longue estrade où étaient installées les autorités du collège dans des fauteuils en velours grenat… Oh ! cette estrade, comme on se sentait petit devant elle ! Quel grand air de dédain et de supériorité elle donnait à ceux qui étaient dessus ! Aucun de ces messieurs n'avait plus la physionomie habituelle.

      L'abbé Germane était sur l'estrade, lui aussi, mais il ne paraissait pas s'en douter. Allongé dans son fauteuil, la tête renversée, il écoutait ses voisins d'une oreille distraite et semblait suivre de l'œil, à travers le feuillage, la fumée d'une pipe imaginaire.

      Aux pieds de l'estrade, la musique, trombones et ophicléides, reluisant au soleil ; les trois divisions entassées sur des bancs, avec les maîtres en serre-file ; puis, derrière, la cohue des parents, le professeur de seconde offrant le bras aux dames en criant : « Place ! place !» et enfin, perdues au milieu de la foule, les clefs de M. Viot qui couraient d'un bout de la cour à l'autre et qu'on entendait – frinc ! frinc ! frinc ! – à droite, à gauche, ici, partout en même temps.

      La cérémonie commença, il faisait chaud. Pas d'air sous la tente… il y avait de grosses dames cramoisies qui sommeillaient à l'ombre de leurs marabouts, et des messieurs chauves qui s'épongeaient la tête avec des foulards ponceau. Tout était rouge : les visages, les tapis, les drapeaux, les fauteuils… Nous eûmes trois discours, qu'on applaudit beaucoup ; mais moi, je ne les entendis pas. Là-haut, derrière la fenêtre du premier étage, les yeux noirs cousaient à leur place habituelle, et mon âme allait vers eux… Pauvres yeux noirs ! même ce jour-là, la fée aux lunettes ne les laissait pas chômer.

      Quand le dernier nom du dernier accessit de la dernière classe eut été proclamé, la musique entama une marche triomphale et tout se débanda. Tohu-bohu général, Les professeurs descendaient


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