Le petit chose. Alphonse Daudet
bruit de pas se fit dans les vestibules.
« La prière est finie, me dit M. Cassagne en se levant ; montons chez le principal. » Il prit sa lanterne, et je le suivis.
Le collège me sembla immense… D'interminables corridors, de grands porches, de larges escaliers avec des rampes de fer ouvragé…, tout cela vieux, noir, enfumé… Le portier m'apprit qu'avant 89 la maison était une école de marine, et qu'elle avait compté jusqu'à huit cents élèves, tous de la plus grande noblesse.
Comme il achevait de me donner ces précieux renseignements, nous arrivions devant le cabinet du principal… M. Cassagne poussa doucement une double porte matelassée, et frappa deux fois contre la boiserie.
Une voix répondit : « Entrez ! » Nous entrâmes.
C'était un cabinet de travail très vaste, à tapisserie verte. Tout au fond, devant une longue table, le principal écrivait à la lueur pâle d'une lampe dont l'abat-jour était complètement baissé.
« Monsieur le principal, dit le portier en me poussant devant lui, voilà le nouveau maître qui vient pour remplacer M. Serrières.
– C'est bien », fit le principal sans se déranger.
Le portier s'inclina et sortit. Je restai debout au milieu de la pièce, en tortillant mon chapeau entre mes doigts.
Quand il eut fini d'écrire, le principal se tourna vers moi, et je pus examiner à mon aise sa petite face pâlotte et sèche, éclairée par deux yeux froids, sans couleur. Lui, de son côté, releva, pour mieux me voir, l'abat-jour de la lampe et accrocha un lorgnon à son nez.
« Mais c'est un enfant ! s'écria-t-il en bondissant sur son fauteuil. Que veut-on que je fasse d'un enfant !» Pour le coup le petit Chose eut une peur terrible ; il se voyait déjà dans la rue, sans ressources… Il eut à peine la force de balbutier deux ou trois mots et de remettre au principal la lettre d'introduction qu'il avait pour lui. Le principal prit la lettre, la lut, la relut, la plia, la déplia, la relut encore, puis il finit par me dire que, grâce à la recommandation toute particulière du recteur et à l'honorabilité de ma famille ; il consentait à me prendre chez lui, bien que ma grande jeunesse lui fît peur. Il entama ensuite de longues déclamations sur la gravité de mes nouveaux devoirs ; mais je ne l'écoutais plus. Pour moi, l'essentiel était qu'on ne me renvoyât pas ; j'étais heureux, follement heureux. J'aurais voulu que M. le principal eût mille mains et les lui embrasser toutes.
Un formidable bruit de ferraille m'arrêta dans mes effusions. Je me retournai vivement et me trouvai en face d'un long personnage, à favoris rouges, qui venait d'entrer dans le cabinet sans qu'on J'eût entendu : c'était le surveillant général.
Sa tête penchée sur l'épaule, à l'Ecce homo, il me regardait avec le plus doux des sourires, en secouant un trousseau de clefs de toutes dimensions, suspendu à son index. Le sourire m'aurait prévenu en sa faveur, mais les clefs grinçaient avec un bruit terrible – frinc ! frinc ! frinc ! – qui me fit peur.
« Monsieur Viot, dit le principal, voici le remplaçant de M. Serrières qui nous arrive. »
M. Viot s'inclina et me sourit le plus doucement du monde. Ses clefs, au contraire, s'agitèrent d'un air ironique et méchant comme pour dire : «Ce petit homme-là remplacer M. Serrières ! allons donc ! allons donc ! » Le principal comprit aussi bien que moi ce que les clefs venaient de dire, et ajouta avec un soupir :
« Je sais qu'en perdant M. Serrières, nous faisons une perte presque irréparable (ici les clefs poussèrent un véritable sanglot…) : mais je suis sûr que si M. Viot veut bien prendre le nouveau maître sous sa tutelle spéciale, et lui inculquer ses précieuses idées sur l'enseignement, l'ordre et la discipline de la maison n'auront pas trop à souffrir du départ de M. Serrières.
Toujours souriant et doux, M. Viot répondit que sa bienveillance m'était acquise et qu'il m'aiderait volontiers de ses conseils ; mais les clefs n'étaient pas bienveillantes, elles. Il fallait les entendre s'agiter et grincer avec frénésie ; « Si tu bouges, petit drôle, gare à toi. » «Monsieur Eyssette, conclut le principal, vous pouvez vous retirer. Pour ce soir encore, il faudra que vous couchiez à l'hôtel… Soyez ici demain à huit heures… Allez… » Et il me congédia d'un geste digne.
M. Viot, plus souriant et plus doux que jamais, m'accompagna jusqu'à la porte ; mais, avant de me quitter, il me glissa dans la main un petit cahier.
« C'est le règlement de la maison, me dit-il. Lisez et méditez… ».
Puis il ouvrit la porte et la referma sur moi, en agitant ses clefs d'une façon… frinc ! frinc ! frinc ! Ces messieurs avaient oublié de m'éclairer… J'errai un moment parmi les grands corridors tout noirs, tâtant les murs pour essayer de retrouver mon chemin. De loin en loin, un peu de lune entrait par le grillage d'une fenêtre haute et m'aidait à m'orienter. Tout à coup, dans la nuit des galeries, un point lumineux brilla, venant à ma rencontre… Je fis encore quelques pas ; la lumière grandit, s'approcha de moi, passa à mes côtés, s'éloigna, disparut. Ce fut. comme une vision ; mais, si rapide qu'elle eût été, je pus en saisir les moindres détails.
Figurez-vous deux femmes, non, deux ombres…
L'une vieille, ridée, ratatinée, pliée en deux, avec d'énormes lunettes qui lui cachaient la moitié du visage ; l'autre, jeune, svelte, un peu grêle comme tous les fantômes, mais ayant – ce que les fantômes n'ont pas en général – une paire d'yeux, très grands et si noirs, si noirs… La vieille tenait à la main une petite lampe de cuivre ; les yeux noirs, eux, ne portaient rien… Les deux ombres passèrent près de moi, rapides, silencieuses, sans me voir, et depuis longtemps elles avaient disparu que j'étais encore debout, à la même place, sous une double impression de charme et de terreur, Je repris ma route à tâtons, mais le cœur me battait bien fort, et j'avais toujours devant moi, dans l'ombre, l'horrible fée aux lunettes marchant à côté des yeux noirs…
Il s'agissait cependant de découvrir uni gîte pour la nuit ; ce n'était pas une mince affaire. Heureusement, l'homme aux moustaches, que je trouvai fumant sa pipe devant la loge du portier, se mit tout de suite à ma disposition et me proposa de me conduire dans un bon petit hôtel point trop cher, où je serais servi comme un prince. Vous pensez si j'acceptai de bon cœur.
Cet homme à moustaches avait l'air très bon enfant ; chemin faisant, j'appris qu'il s'appelait Roger, qu'il était professeur de danse, d'équitation, d'escrime et de gymnastique au collège de Sarlande, et qu'il avait servi longtemps dans les chasseurs d'Afrique. Ceci acheva de me le rendre sympathique.
Les enfants sont toujours portés à aimer les soldats.
Nous nous séparâmes à la porte de l'hôtel avec force poignées de main, et la promesse formelle de devenir une paire d'amis.
Et maintenant, lecteur, un aveu me reste à te faire.
Quand le petit Chose se trouva seul dans cette chambre froide, devant ce lit d'auberge inconnu et banal, loin de ceux qu'il aimait, son cœur éclata, et ce grand philosophe pleura comme un enfant. La vie l'épouvantait à présent ; il se sentait faible et désarmé devant elle, et il pleurait, il pleurait… Tout à coup, au milieu de ses larmes, l'image des siens passa devant ses yeux ; il vit la maison déserte, la famille dispersée, la mère ici, le père là-bas… Plus de toit ! plus de foyer ! et alors, oubliant sa propre détresse pour ne songer qu'à la misère commune, le petit Chose prit une grande et belle résolution : celle de reconstituer la maison Eyssette et de reconstruire le foyer à lui tout seul. Puis, fier d'avoir trouvé ce noble but à sa vie, il essuya ces larmes indignes d'un homme, d'un reconstructeur de foyer, et sans perdre une minute, entama la lecture du règlement de M. Viot, pour se mettre au courant de ses nouveaux devoirs.
Ce règlement, recopié avec amour de la propre main de M. Viot, son auteur, était un véritable traité, divisé méthodiquement en trois parties