Le petit chose. Alphonse Daudet
de l'autre.
Eh ! mon Dieu, oui, c'est Annou, la vieille Annou, anciennement bonne des Eyssette, maintenant cabaretière, mère des compagnons, mariée à Jean Peyrol, ce gros qui ronfle là-bas dans le comptoir… Et comme elle est heureuse, si vous saviez, cette brave Annou, comme elle est heureuse de revoir M. Daniel ! Comme elle l'embrasse ! comme elle l'étreint ! comme elle l'étouffe ! Au milieu de ces effusions, l'homme du comptoir se réveille.
Il s'étonne d'abord un peu du chaleureux accueil que sa femme est en train de faire à ce jeune inconnu ; mais quand on lui apprend que ce jeune inconnu est M. Daniel Eyssette en personne, Jean Peyrol devient rouge de plaisir et s'empresse autour de son illustre visiteur.
« Avez-vous déjeuné, monsieur Daniel ?
– Ma foi ! non, mon bon Peyrol… ; c'est précisément ce qui m'a fait entrer ici. » Justice divine !… M. Daniel n'a pas déjeuné !… La vieille Annou court à sa cuisine ; Jean Peyrol se précipite à la cave, – une fière cave, au dire des compagnons.
En un tour de main, le couvert est mis, la table est parée, le petit Chose n'a qu'à s'asseoir et à fonctionner… À sa gauche, Annou lui taille des mouillettes pour ses œufs, des œufs du matin, blancs, crémeux, duvetés… À sa droite Jean Peyrol lui verse un vieux Châteauneuf-du-Pape, qui semble une poignée de rubis jetée au fond de son verre, Le petit Chose est très heureux, il boit comme un templier mange comme un hospitalier, et trouve encore moyen de raconter, entre deux coups de dents, qu'il vient d'entrer dans l'Université, ce qui le met à même de gagner honorablement sa vie. Il faut voir de quel air il dit cela : gagner honorablement sa vie ! – La vieille Annou s'en pâme d'admiration.
L'enthousiasme de Jean Peyrol est moins vif. Il trouve tout simple que M. Daniel gagne sa vie, puisqu'il est en état de la gagner. À l'âge de M. Daniel, lui, Jean Peyrol, courait le monde depuis déjà quatre ou cinq ans, et ne coûtait plus un liard à la maison, au contraire…
Bien entendu, le digne cabaretier garde ses réflexions pour lui seul. Oser comparer Jean Peyrol à Daniel Eyssette !… Annou ne le souffrirait pas.
En attendant, le petit Chose va son train. Il parle, il boit, il mange, il s'anime ; ses yeux brillent, sa joue s'allume. Holà ! maître Peyrol, qu'on aille chercher des verres ; le petit Chose va trinquer… Jean Peyrol apporte des verres et on trinque… d'abord à Mme Eyssette, ensuite à M. Eyssette, puis à Jacques, à Daniel, à la vieille Annou, au mari d'Annou, à l'Université… à quoi encore ?…
Deux heures se passent ainsi en libations et en bavardages. On cause du passé couleur de deuil, de l'avenir couleur de rose. On se rappelle la fabrique, Lyon, la rue Lanterne, ce pauvre abbé qu'on aimait tant.
Tout à coup le petit Chose se lève pour partir…
« Déjà », dit tristement la vieille Annou, Le petit Chose s'excuse ; il a quelqu'un de la ville à voir avant de s'en aller, une visite très importante…
Quel dommage ! on était si bien !… On avait tant de choses à se raconter encore !… Enfin, puisqu'il le faut, puisque M. Daniel a quelqu'un de la ville à voir, ses amis du Tour de France ne veulent pas le retenir plus longtemps… « Bon voyage, monsieur Daniel ! Dieu vous conduise, notre cher maître !» Et jusqu'au milieu de la rue, Jean Peyrol et sa femme l'accompagnent de leurs bénédictions. Or, savez-vous quel est ce quelqu'un de la ville que le petit Chose veut voir avant de partir ?
C'est la fabrique, cette fabrique qu'il aimait tant et qu'il a tant pleurée !… c'est le jardin, les ateliers, les grands platanes, tous les amis de son enfance, toutes ses joies du premier jour… Que voulez-vous ?
Le cœur de l'homme a de ces faiblesses ; il aime ce qu'il peut, même du bois, même des pierres, même une fabrique… D'ailleurs, l'histoire est là pour vous dire que le vieux Robinson, de retour en Angleterre, reprit la mer, et fit je ne sais combien de mille lieues pour revoir son île déserte.
Il n'est donc pas étonnant que, pour revoir la sienne, le petit Chose fasse quelques pas.
Déjà les grands platanes, dont la tête empanachée regarde par-dessus les maisons, ont reconnu leur ancien ami qui vient vers eux à toutes jambes. De loin ils lui font signe et se penchent les uns vers les autres, comme pour se dire : voilà Daniel Eyssette ! Daniel Eyssette est de retour !
Et lui se dépêche, se dépêche ; mais, arrivé devant la fabrique, il s'arrête stupéfait.
De grandes murailles grises sans un bout de laurier-rose ou de grenadier qui dépasse… Plus de fenêtres, des lucarnes ; plus d'ateliers, une chapelle. Au-dessus de la porte, une grosse croix de grès rouge avec un peu de latin autour !…
O douleur ! la fabrique n'est plus la fabrique ; c'est un couvent de carmélites, où les hommes n'entrent jamais.
V. GAGNE TA VIE
SARLANDE est une petite ville des Cévennes, bâtie au fond d'une étroite vallée que la montagne enserre de partout comme un grand mur. Quand le soleil y donne, c'est une fournaise ; quand la tramontane souffle, une glacière …
Le soir de mon arrivée, la tramontane faisait rage depuis le matin ; et quoiqu'on fût au printemps, le petit Chose, perché sur le haut de la diligence, sentit, en entrant dans la ville, le froid le saisir jusqu'au cœur.
Les rues étaient noires et désertes… Sur la place d'armes, quelques personnes attendaient la voiture, en se promenant de long en large devant le bureau mal éclairé.
À peine descendu de mon impériale, je me fis conduire au collège, sans perdre une minute. J'avais hâte d'entrer en fonctions.
Le collège n'était pas loin de la place ; après m'avoir fait traverser deux ou trois larges rues silencieuses, l'homme qui portait ma malle s'arrêta devant une grande maison, où tout semblait mort depuis des années.
« C'est ici », dit-il, en soulevant l'énorme marteau de la porte…
Le marteau retomba lourdement, lourdement… la porte s'ouvrit d'elle-même… Nous entrâmes.
J'attendis un moment sous le porche, dans l'ombre. L'homme posa sa malle par terre, je le payai, et il s'en alla bien vite… Derrière lui, l'énorme porte se referma lourdement, lourdement… Bientôt après, un portier somnolent, tenant à la main une grosse lanterne, s'approcha de moi.
«Vous êtes sans doute un nouveau ?» me dit-il d'un air endormi.
Il me prenait pour un élève…
« Je ne suis pas un élève du tout. Je viens ici comme maître d'étude ; conduisez-moi chez le principal… » Le portier parut surpris ; il souleva sa casquette et m'engagea à entrer une minute dans la loge. Pour le quart d'heure, M. le principal était à l'église, avec les enfants. On me mènerait chez lui dès que la prière du soir serait terminée, Dans la loge, on achevait de souper. Un grand beau gaillard à moustaches blondes dégustait un verre d'eau-de-vie aux côtés d'une petite femme maigre, souffreteuse, jaune comme un coing et emmitouflée jusqu'aux oreilles dans un châle fané.
«Qu'est-ce donc, monsieur Cassagne ? demanda l'homme aux moustaches.
– C'est le nouveau maître d'étude, répondit le concierge en me désignant… Monsieur est si petit que je l'avais d'abord pris pour un élève.
– Le fait est, dit l'homme aux moustaches, en me regardant par-dessus son verre, que nous avons ici des élèves plus grands et même plus âgés que monsieur… Veillon l'aîné, par exemple.
– Et Crouzat, ajouta le concierge.
– Et Soubeyrol… », fit la femme.
Là-dessus, ils se mirent à parler entre eux à voix basse le nez dans leur vilaine eau-de-vie