Le petit chose. Alphonse Daudet

Le petit chose - Alphonse  Daudet


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LE CAHIER ROUGE

      On trouve dans les vieux missels de naïves enluminures, où la Dame des sept douleurs est représentée ayant sur chacune de ses joues une grande ride profonde, cicatrice divine que l'artiste a mise là pour nous dire : « Regardez comme elle a pleuré !… » Cette ride – la ride des larmes – je jure que je l'ai vue sur le visage amaigri de Mme Eyssette, lorsqu'elle revint à Lyon, après avoir enterré son fils.

      Pauvre mère, depuis ce jour elle ne voulut plus sourire. Ses robes furent toujours noires, son visage toujours désolé, Dans ses vêtements comme dans son cœur, elle prit le grand deuil, et ne le quitta jamais… Du reste, rien de changé dans la maison Eyssette ; ce fut un peu plus lugubre, voilà tout. Le curé de Saint-Nizier dit quelques messes pour le repos de l'âme de l'abbé. On tailla deux vêtements noirs pour les enfants dans une vieille roulière ? de leur père, et la vie, la triste vie recommença.

      Il y avait déjà quelque temps que notre cher abbé était mort, lorsqu'un soir, à l'heure de nous coucher, je fus étonné de voir Jacques fermer notre chambre à double tour, boucher soigneusement les rainures de la porte, et, cela fait, venir vers moi, d'un grand air de solennité et de mystère.

      Il faut vous dire que, depuis son retour du Midi, un singulier changement s'était opéré dans les habitudes de l'ami Jacques. D'abord, ce que peu de personnes voudront croire, Jacques ne pleurait plus, ou presque plus ; puis, son fol amour du cartonnage lui avait à peu près passé. Les petits pots de colle allaient encore au feu de temps en temps, mais ce n'était plus avec le même entrain ; maintenant, si vous aviez besoin d'un cartable, il fallait vous mettre à genoux pour l'obtenir… Des choses incroyables ! un carton à chapeau que Mme Eyssette avait commandé était sur le chantier depuis huit jours… À la maison, on ne s'apercevait de rien ; mais moi, je voyais bien que Jacques avait quelque chose. Plusieurs fois, je l'avais surpris dans le magasin, parlant seul et faisant des gestes. La nuit, il ne dormait pas ; je l'entendais marmotter entre ses dents, puis subitement sauter à bas du lit et marcher à grands pas dans la chambre… tout cela n'était pas naturel et me faisait peur quand j'y songeais. Il me semblait que Jacques allait devenir fou.

      Ce soir-là, quand je le vis fermer à double tour la porte de notre chambre, cette idée de folie me revint dans la tête et j'eus un mouvement d'effroi ; mon pauvre Jacques ! lui, ne s'en aperçut pas, et prenant gravement une de mes mains dans les siennes :

      « Daniel, me dit-il, je vais te confier quelque chose mais il faut me jurer que tu n'en parleras jamais. » Je compris tout de suite que Jacques n'était pas fou.

      Je répondis sans hésiter :

      « Je te le jure, Jacques.

      – Eh bien, tu ne sais pas ?…, chut !… Je fais un poème, un grand poème.

      – Un poème, Jacques ! Tu fais un poème, toi !» Pour toute réponse, Jacques tira de dessous sa veste un énorme cahier rouge qu'il avait cartonné lui-même, et en tête duquel il avait écrit de sa plus belle main :

      RELIGION ! RELIGION !

      Poème en douze chants PAR EYSSETTE (JACQUES)

      C'était si grand que j'en eus comme un vertige.

      Comprenez-vous cela ?… Jacques, mon frère Jacques, un enfant de treize ans, le Jacques des sanglots et des petits pots de colle, faisait : Religion ! Religion ! poème en douze chants. Et personne ne s'en doutait ! et on continuait à l'envoyer chez les marchands d'herbes avec un panier sous le bras ! et son père lui criait plus que jamais :

      «Jacques, tu es un âne !…» Ah ! pauvre cher Eyssette (Jacques) ! comme je vous aurais sauté. au cou de bon cœur, si j'avais osé, Mais je n'osai pas… Songez donc !… Religion ! Religion ! poème en douze chants !… Pourtant la vérité m'oblige à dire que ce poème en douze chants était loin d'être terminé. Je crois même qu'il n'y avait encore de fait que les quatre premiers vers du premier chant ; mais vous savez, en ces sortes d'ouvrages la mise en train est toujours ce qu'il y a de plus difficile, et comme disait Eyssette (Jacques) avec beaucoup de raison : « Maintenant que j'ai mes quatre premiers vers, le reste n'est rien ; ce n'est qu'une affaire de temps. »

      Les voici, ces quatre vers. Les voici tels que je les ai vus ce soir-là, moulés en belle ronde, à la première page du cahier rouge :

      Religion ! Religion !

      Mot sublime ! Mystère !

      Voix touchante et solitaire.

      Compassion ! Compassion !

      Ne riez pas, cela lui avait coûté beaucoup de mal.

      Ce reste qui n'était rien qu'une affaire de temps, jamais Eyssette (Jacques) n'en put venir à bout…

      Que voulez-vous ? les poèmes ont leurs destinées ; il paraît que la destinée de Religion ! Religion ! poème en douze chants, était de ne pas être en douze chants du tout. Le poète eut beau faire, il n'alla jamais plus loin que les quatre premiers vers. C'était fatal. À la fin, le malheureux garçon, impatienté, envoya son poème au diable et congédia la Muse (on disait encore la Muse en ce temps-là). Le jour même, ses sanglots le reprirent et les petits pots de colle reparurent devant le feu… Et le cahier rouge ?… Oh ! le cahier rouge, il avait sa destinée aussi, celui-là.

      Jacques me dit : « Je te le donne, mets-y ce que tu voudras. » Savez-vous ce que j'y mis, moi ?… Mes poésies, parbleu ! les poésies du petit Chose. Jacques m'avait donné son mal.

      Et maintenant, si le lecteur le veut bien, pendant que le petit Chose est en train de cueillir des rimes, nous allons d'une enjambée franchir quatre ou cinq années de sa vie. J'ai hâte d'arriver à un certain printemps de 18…, dont la maison Eyssette n'a pas encore aujourd'hui perdu le souvenir ; on a comme cela des dates dans les familles.

      Du reste, ce fragment de ma vie que je passe sous silence, le lecteur ne perdra rien à ne pas le connaître. C'est toujours la même chanson, des larmes et de la misère ! les affaires qui ne vont pas, des loyers en retard, des créanciers qui font des scènes, les diamants de la mère vendus, l'argenterie au mont-de-piété, les draps de lit qui ont des trous, les pantalons qui ont des pièces, des privations de toutes sortes, des humiliations de tous les jours, l'éternel «comment ferons-nous demain ? », le coup de sonnette insolent des huissiers, le concierge qui sourit quand on passe, et puis les emprunts, et puis les prêts, et puis… et puis…

      Nous voilà donc en 18….

      Cette année-là, le petit Chose achevait sa philosophie.

      C'était, si j'ai bonne mémoire, un jeune garçon très prétentieux, se prenant tout à fait au sérieux comme philosophe et aussi comme poète ; du reste pas plus haut qu'une botte et sans un poil de barbe au menton.

      Or, un matin que ce grand philosophe de petit Chose se disposait à aller en classe, M. Eyssette père l'appela dans le magasin et, sitôt qu'il le vit entrer, lui fit de sa voix brutale :

      « Daniel, jette tes livres, tu ne vas plus au collège. » Ayant dit cela, M. Eyssette père se mit à marcher à grands pas dans le magasin, sans parler. Il paraissait très ému, et le petit Chose aussi, je vous assure…

      Après un long moment de silence, M. Eyssette père reprit la parole :

      « Mon garçon, dit-il, j'ai une mauvaise nouvelle à t'apprendre, oh ! bien mauvaise… nous allons être obligés de nous séparer tous, voici pourquoi.» Ici, un grand sanglot, un sanglot déchirant retentit derrière la porte entrebâillée.

      « Jacques, tu es un âne ! » cria M. Eyssette sans se retourner, puis il continua :

      « Quand nous sommes venus à Lyon, il y a six ans, ruinés par les révolutionnaires, j'espérais, à force de travail, arriver à reconstruire notre fortune ; mais le démon s'en mêle !


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