Le petit chose. Alphonse Daudet

Le petit chose - Alphonse  Daudet


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je l'aurais voulu encore plus large, et qu'il se fût appelé : la mer ! Le ciel riait, l'onde était verte.

      Des grandes barques descendaient au fil de l'eau. Des mariniers, guéant le fleuve à dos de mules, passaient près de nous en chantant. Parfois, le bateau longeait quelque île bien touffue, couverte de joncs et de saules : « Oh ! une île déserte !» me disais-je dans moi-même ; et je la dévorais des yeux…

      Vers la fin du troisième jour, je crus que nous allions avoir un grain. Le ciel s'était assombri subitement ; un brouillard épais dansait sur le fleuve ; à l'avant du navire on avait allumé une grosse lanterne, et, ma foi, en présence de tous ces symptômes, je commençais à être ému… À ce moment, quelqu'un dit près de moi : «Voilà Lyon !» En même temps la grosse cloche se mit à sonner. C'était Lyon.

      Confusément, dans le brouillard, je vis des lumières briller sur l'une et sur l'autre rive ; nous passâmes sous un pont, puis sous un autre. À chaque fois l'énorme tuyau de la cheminée se courbait en deux et crachait des torrents d'une fumée noire qui faisait tousser… Sur le bateau, c'était un remue-ménage effroyable. Les passagers cherchaient leurs malles ; les matelots juraient en roulant des tonneaux dans l'ombre. Il pleuvait…

      Je me hâtai de rejoindre ma mère, Jacques et la vieille Annou qui étaient à l'autre bout du bateau, et nous voilà tous les quatre, serrés les uns contre les autres, sous le grand parapluie d'Annou, tandis que le bateau se rangeait au long des quais et que le débarquement commençait, En vérité, si M. Eyssette n'était pas venu nous tirer de là, je crois que nous n'en serions jamais sortis.

      Il arriva vers nous, à tâtons, en criant : « Qui vive ! qui vive ! » À ce «qui vive ! » bien connu, nous répondîmes : «amis !» tous les quatre à la fois avec un bonheur, un soulagement inexprimable… M. Eyssette nous embrassa lestement, prit mon frère d'une main, moi de l'autre, dit aux femmes : « Suivez-moi !» et en route… Ah ! c'était un homme.

      Nous avancions avec peine ; il faisait nuit, le pont glissait. À chaque pas, on se heurtait contre des caisses… Tout à coup, du bout du navire, une voix stridente, éplorée, arrive jusqu'à nous : «Robinson ! Robinson !» disait la voix.

      « Ah ! mon Dieu ! » m'écriai-je ; et j'essayai de dégager ma main de celle de mon père ; lui, croyant que j'avais glissé, me serra plus fort.

      La voix reprit, plus stridente encore, et plus éplorée : « Robinson ! mon pauvre Robinson !» Je fis un nouvel effort pour dégager ma main. « Mon perroquet, criai-je, mon perroquet ! – Il parle donc maintenant ?» dit Jacques.

      S'il parlait, je crois bien ; on l'entendait d'une lieue. Dans mon trouble, je l'avais oublié là-bas, tout au bout du navire, près de l'ancre, et c'est de là qu'il m'appelait, en criant de toutes ses forces : « Robinson ! Robinson ! mon pauvre Robinson ! » Malheureusement nous étions loin ; le capitaine criait : « Dépêchons-nous. » « Nous viendrons le chercher demain, dit M. Eyssette, sur les bateaux, rien ne s'égare. » Et là-dessus, malgré mes larmes, il m'entraîna. Pécaire ! le lendemain on l'envoya chercher et on ne le trouva pas…

      Jugez de mon désespoir : plus de Vendredi ! plus de perroquet ! Robinson n'était plus possible. Le moyen, d'ailleurs, avec la meilleure volonté du monde, de se forger une île déserte, à un quatrième étage, dans une maison sale et humide, rue Lanterne ?

      Oh ! l'horrible maison ! Je la verrai toute ma vie :

      l'escalier était gluant ; la cour ressemblait à un puits ; le concierge, un cordonnier, avait son échoppe contre la pompe… C'était hideux.

      Le soir de notre arrivée, la vieille Annou, en s'installant dans sa cuisine, poussa un cri de détresse :

      « Les babarottes ! les babarottes ! » Nous accourûmes. Quel spectacle !… La cuisine était pleine de ces vilaines bêtes ; il y en avait sur la crédence, au long des murs, dans les tiroirs, sur la cheminée, dans le buffet, partout. Sans le vouloir, on en écrasait. Pouah ! Annou en avait déjà tué beaucoup ; mais plus elle en tuait, plus il en venait. Elles arrivaient par le trou de l'évier, on boucha le trou de l'évier ; mais le lendemain soir elles revinrent par un autre endroit, on ne sait d'où. Il fallut avoir un chat exprès pour les tuer, et toutes les nuits c'était dans la cuisine une effroyable boucherie.

      Les babarottes me firent haïr Lyon dés le premier soir. Le lendemain, ce fut bien pis. Il fallait prendre des habitudes nouvelles ; les heures des repas étaient changées… Les pains n'avaient pas la même forme que chez nous. On les appelait des «couronnes». En voilà un nom !

      Chez les bouchers, quand la vieille Annou demandait une carbonade, l'étalier lui riait au nez ; il ne savait pas ce que c'était une « carbonade», ce sauvage !… Ah ! je me suis bien ennuyé.

      Le dimanche, pour nous égayer un peu, nous allions nous promener en famille sur les quais du Rhône, avec des parapluies. Instinctivement nous nous dirigions toujours vers le Midi, du côté de Perrache. « Il me semble que cela nous rapproche du pays », disait ma mère, qui languissait encore plus que moi… Ces promenades de famille étaient lugubres. M. Eyssette grondait. Jacques pleurait tout le temps, moi je me tenais toujours derrière ; je ne sais pas pourquoi, j'avais honte d'être dans la rue, sans douté parce que nous étions pauvres.

      Au bout d'un mois, la vieille Annou tomba malade.

      Les brouillards la tuaient ; on dut la renvoyer dans le Midi. Cette pauvre fille, qui aimait ma mère à la passion, ne pouvait pas se décider à nous quitter. Elle suppliait qu'on la gardât, promettant de ne pas mourir. Il fallut l'embarquer de force. Arrivée dans le Midi, elle s'y maria de désespoir ?.

      Annou partie, on ne prit pas de nouvelle bonne, ce qui me parut le comble de la misère… La femme du concierge montait faire le gros ouvrage ; ma mère, au feu des fourneaux, calcinait ses belles mains blanches que j'aimais tant embrasser ; quant aux provisions, c'est Jacques qui les faisait. On lui mettait un grand panier sous le bras, en lui disant : « Tu achèteras ça et ça » ; et il achetait ça et ça très bien, toujours en pleurant, par exemple.

      Pauvre Jacques ! il n'était pas heureux, lui non plus.

      M. Eyssette, de le voir éternellement la larme à l'œil, avait fini par le prendre en grippe et l'abreuvait de taloches… On entendait tout le jour : « Jacques, tu es un butor ! Jacques, tu es un âne ! » Le fait est que, lorsque son père était là, le malheureux Jacques perdait tous ses moyens. Les efforts qu'il faisait pour retenir ses larmes le rendaient laid. M. Eyssette lui portait malheur. Écoutez la scène de la cruche :

      Un soir, au moment de se mettre à table, on s'aperçoit qu'il n'y a plus une goutte d'eau dans la maison.

      « Si vous voulez, j'irai en chercher», dit ce bon enfant de Jacques. Et le voilà qui prend la cruche, une grosse cruche de grès.

      M. Eyssette hausse les épaules : « Si c'est Jacques qui y va ; dit-il, la cruche est cassée, c'est sûr.

      – Tu entends, Jacques, – c'est Mme Eyssette qui parle avec sa voix tranquille – tu entends, ne la casse pas, fais bien attention. »

      M. Eyssette reprend :

      « Oh ! tu as beau lui dire de ne pas la casser, il la cassera tout de même.» Ici, la voix éplorée de Jacques : « Mais enfin, pourquoi voulez-vous que je la casse ?

      – Je ne veux pas que tu la casses, je te dis que tu la casseras », répond M. Eyssette, et d'un ton qui n'admet pas de réplique.

      Jacques ne réplique pas ; il prend la cruche d'une main fiévreuse et sort brusquement avec l'air de dire :

      «Ah ! je la casserai ? Eh bien, nous allons voir. » Cinq minutes, dix minutes se passent ; Jacques ne revient pas. Mme Eyssette commence à se tourmenter :

      « Pourvu qu'il ne


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