Le petit chose. Alphonse Daudet
de sauvage qu'il allait chercher dans le fond de sa gorge, en agitant sa forte crinière rouge, auraient fait frémir les plus braves.
Moi-même, Robinson, j'en avais quelquefois le cœur bouleversé, et j'étais obligé de lui dire à voix basse ! « Pas si fort, Rouget, tu me fais peur. » Malheureusement, si Rouget, imitait le cri des sauvages très bien, il savait encore mieux dire les gros mots d'enfants de la rue et jurer le nom de Notre-Seigneur. Tout en jouant, j'appris à faire comme lui, et un jour, en pleine table, un formidable juron m'échappa je ne sais comment, Consternation générale ! « Qui t'a appris cela ? Où l'as-tu entendu ? » Ce fut un événement. M. Eyssette parla tout de suite de me mettre dans une maison de correction ; mon grand frère l'abbé dit qu'avant toute chose on devait m'envoyer à confesse, puisque j'avais l'âge de raison. On me mena à confesse. Grande affaire ! Il fallait ramasser dans tous les coins de ma conscience un tas de vieux péchés qui traînaient là depuis sept ans. Je ne dormis pas de deux nuits ; c'est qu'il y en avait toute une panerée de ces diables de péchés ; j'avais mis les plus petits dessus, mais c'est égal, les autres se voyaient, et lorsque, agenouillé dans la petite armoire de chêne, il fallut montrer tout cela au curé des Récollets, je crus que je mourrais de peur et de confusion…
Ce fut fini. Je ne voulus plus jouer avec Rouget ; je savais maintenant, c'est saint Paul qui l'a dit et le curé des Récollets me le répéta, que le démon rôde éternellement autour de nous comme un lion, quaerens quem devoret ? Oh ! ce quaerens quem devoret, quelle impression il me fit ! Je savais aussi que cet intrigant de Lucifer prend tous les visages qu'il veut pour vous tenter ; et vous ne m'auriez pas ôté de l'idée qu'il s'était caché dans la peau de Rouget pour m'apprendre à jurer le nom de Dieu. Aussi, mon premier soin, en rentrant à la fabrique, fut d'avertir Vendredi qu'il eût à rester chez lui dorénavant. Infortuné Vendredi ! Cet ukase lui creva, le cœur, mais il s'y conforma sans une plainte. Quelquefois je l'apercevais debout, sur la porte de la loge, du côté des ateliers ; il se tenait là tristement ; et lorsqu'il voyait que je le regardais, le malheureux poussait pour m'attendrir les plus effroyables rugissements, en agitant sa crinière flamboyante ; mais plus il rugissait, plus je me tenais loin. Je trouvais qu'il ressemblait au fameux lion quaerens. Je lui criais : « Va-t'en ! tu me fais horreur. » Rouget s'obstina à rugir ainsi pendant quelques jours ; puis, un matin, son père, fatigué de ses rugissements à domicile, l'envoya rugir en apprentissage, et je ne le revis plus.
Mon enthousiasme pour Robinson n'en fut pas un instant refroidi. Tout juste vers ce temps-là, l'oncle Baptiste se dégoûta subitement de son perroquet et me le donna. Ce perroquet remplaça Vendredi. Je l'installai dans une belle cage au fond de ma résidence d'hiver ; et me voilà, plus Crusoé que jamais, passant mes journées en tête-à-tête avec cet intéressant volatile et cherchant à lui faire dire : « Robinson, mon pauvre Robinson !» Comprenez-vous cela ?
Ce perroquet, que l'oncle Baptiste m'avait donné pour se débarrasser de son éternel bavardage, s'obstina à ne pas parler dès qu'il fut à moi… Pas plus « mon pauvre Robinson» qu'autre chose ; jamais je n'en pus rien tirer. Malgré cela, je l'aimais beaucoup et j'en avais le plus grand soin.
Nous vivions ainsi, mon perroquet et moi, dans la plus austère solitude, lorsqu'un matin il m'arriva une chose vraiment extraordinaire. Ce jour-là, j'avais quitté ma cabane de bonne heure et je faisais, armé jusqu'aux dents, un voyage d'exploration à travers mon île… Tout à coup, je vis venir de mon côté un groupe de trois ou quatre personnes, qui parlaient à voix très haute et gesticulaient vivement. Juste Dieu ! des hommes dans mon île ! Je n'eus que le temps de me jeter derrière un bouquet de lauriers roses, et à plat ventre, s'il vous plaît… Les hommes passèrent près de moi sans me voir… Je crus distinguer la voix du concierge Colombe, ce qui me rassura un peu ; mais, c'est égal, dès qu'ils furent loin je sortis de ma cachette et je les suivis à distance pour voir ce que tout cela deviendrait…
Ces étrangers restèrent longtemps dans mon île.
Ils la visitèrent d'un bout à l'autre dans tous ses détails. Je les vis entrer dans mes grottes et sonder avec leurs cannes la profondeur de mes océans. De temps en temps ils s'arrêtaient et remuaient la tête.
Toute ma crainte était qu'ils ne vinssent à découvrir mes résidences… Que serais-je devenu, grand Dieu !
Heureusement, il n'en fut rien, et au bout d'une demi-heure, les hommes se retirèrent sans se douter seulement que l'île était habitée. Dès qu'ils furent partis, je courus m'enfermer dans une de mes cabanes, et passai là le reste du jour à me demander quels étaient ces hommes et ce qu'ils étaient venus faire.
J'allais le savoir bientôt.
Le soir, à souper, M. Eyssette nous annonça solennellement que la fabrique était vendue, et que, dans un mois, nous partirions tous pour Lyon, où nous allions demeurer désormais.
Ce fut un coup terrible. Il me sembla que le ciel croulait. La fabrique vendue !… Eh bien, et mon île, mes grottes, mes cabanes ? Hélas ! l'île, les grottes, les cabanes, M. Eyssette avait tout vendu ; il fallait tout quitter. Dieu, que je pleurais !…
Pendant un mois, tandis qu'à la maison on emballait les glaces, la vaisselle, je me promenais triste et seul dans ma chère fabrique, Je n'avais plus le cœur à jouer, vous pensez… oh ! non… J'allais m'asseoir dans tous les coins, et regardant les objets autour de moi, je leur parlais comme à des personnes ; je disais aux platanes : « Adieu, mes chers amis !» et aux bassins : « C'est fini, nous ne nous verrons plus ! » Il y avait dans le fond du jardin un grand grenadier dont les belles fleurs rouges s'épanouissaient au soleil. Je lui dis en sanglotant : «Donne-moi une de tes fleurs.» Il me la donna. Je la mis dans ma poitrine, en souvenir de lui. J'étais très malheureux.
Pourtant, au milieu de cette grande douleur, deux choses me faisaient sourire : d'abord la pensée de monter sur un navire, puis la permission qu'on' m'avait donnée d'emporter mon perroquet avec moi.
Je me disais que Robinson avait quitté son île dans des conditions à peu près semblables, et cela me donnait du courage.
Enfin, le jour du départ arriva. M. Eyssette était déjà à Lyon depuis une semaine. Il avait pris les devant avec les gros meubles. Je partis donc en compagnie de Jacques, de ma mère et de la vieille Annou. Mon grand frère l'abbé ne partait pas, mais il nous accompagna jusqu'à la diligence de Beaucaire ?, et aussi le concierge Colombe nous accompagna. C'est lui qui marchait devant en poussant une énorme brouette chargée de malles. Derrière venait mon frère l'abbé, donnant le bras à Mme Eyssette.
Mon pauvre abbé, que je ne devais plus revoir !
La vieille Annou marchait ensuite, flanquée d'un énorme parapluie bleu et de Jacques, qui était bien content d'aller à Lyon, mais qui sanglotait tout de même… Enfin, à la queue de la colonne venait Daniel Eyssette, portant gravement la cage du perroquet et se retournant à chaque pas du côté de sa chère fabrique.
À mesure que la caravane s'éloignait, l'arbre aux grenades se haussait tant qu'il pouvait par-dessus les murs du jardin pour la voir encore une fois… Les platanes agitaient leurs branches en signe d'adieu…
Daniel Eyssette, très ému, leur envoyait des baisers à tous, furtivement et du bout des doigts.
Je quittai mon île le 30 septembre 18…
II. LES BABAROTRES
O CHOSES de mon enfance, quelle impression VOUS m'avez laissée ! Il me semble que c'est hier, ce voyage sur le Rhône. Je vois encore le bateau, ses passagers, son équipage ; j'entends le bruit des roues et le sifflet de la machine. Le capitaine s'appelait Géniès, le maître coq Montélimart. On n'oublie pas ces choses-là.
La traversée dura trois jours. Je passai ces trois jours sur le pont, descendant au salon juste pour manger et dormir. Le reste du temps, j'allais me mettre à la pointe extrême du navire, près de l'ancre.
Il y avait là une grosse