Le petit chose. Alphonse Daudet
:
«Travaillons, messieurs, travaillons !» C'est ainsi que le petit Chose commença sa première étude.
VI. LES PETITS
CEUX-LA n'étaient pas méchants ; c'étaient les autres.
Ceux-là ne me firent jamais de mal, et moi je les aimais bien, parce qu'ils ne sentaient pas encore le collège et qu'on lisait toute leur âme dans leurs yeux.
Je ne les punissais jamais : À quoi bon ? Est-ce qu'on punit les oiseaux ?… Quand ils pépiaient trop haut, je n'avais qu'à crier : « Silence ! » Aussitôt ma volière se taisait – au moins pour cinq minutes.
Le plus âgé de l'étude avait onze ans. Onze ans, je vous demande ! Et le gros Serrières qui se vantait de les mener à la baguette !…
Moi, je ne les menai pas à la baguette. J'essayai d'être toujours bon, voilà tout.
Quelquefois, quand ils avaient été bien sages, je leur racontais une histoire… Une histoire !… Quel bonheur ! Vite, vite, on pliait les cahiers, on fermait les livres ; encriers, règles, porte-plume, on jetait tout pêle-mêle au fond des pupitres ; puis, les bras croisés sur la table, on ouvrait de grands yeux et on écoutait. J'avais composé à leur intention cinq ou six petits contes fantastiques : les Débuts d'une cigale, les Infortunes de Jean Lapin, etc. Alors, comme aujourd'hui, le bonhomme La Fontaine était mon saint de prédilection dans le calendrier littéraire, et mes romans ne faisaient que commenter ses fables ; seulement j'y mêlais de ma propre histoire. Il y avait toujours un pauvre grillon obligé de gagner sa vie comme le petit Chose, des bêtes à bon Dieu qui cartonnaient en sanglotant, comme Eyssette (Jacques).
Cela amusait beaucoup mes petits, et moi aussi cela m'amusait beaucoup. Malheureusement, M. Viot n'entendait pas qu'on s'amusât de la sorte.
Trois ou quatre fois par semaine, le terrible homme aux clefs faisait une tournée d'inspection dans le collège, pour voir si tout s'y passait selon le règlement… Or, un de ces jours-là, il arriva dans notre étude juste au moment le plus pathétique de l'histoire de Jean Lapin. En voyant entrer M. Viot toute l'étude tressauta. Les petits, effarés, se regardèrent. Le narrateur s'arrêta court, Jean Lapin, interdit, resta une patte en l'air, en dressant de frayeur ses grandes oreilles.
Debout devant ma chaire, le souriant M. Viot promenait un long regard d'étonnement sur les pupitres dégarnis. Il ne parlait pas, mais ses clefs s'agitaient d'un air féroce : « Frinc ! frinc ! frinc ! tas de drôles, on ne travaille donc plus ici !» J'essayai tout tremblant d'apaiser les terribles clefs.
« Ces messieurs ont beaucoup travaillé, ces jours-ci, balbutiai-je… J'ai voulu les récompenser en leur racontant une petite histoire. »
M. Viot ne me répondit pas. Il s'inclina en souriant, fit gronder ses clefs une dernière fois et sortit !. Le soir, à la récréation de quatre heures, il vint vers moi, et me remit, toujours souriant, toujours muet, le cahier du règlement ouvert à la page 12 : Devoirs du maître envers les élèves.
Je compris qu'il ne fallait plus raconter d'histoires et je n'en racontai plus jamais.
Pendant quelques jours, mes petits furent inconsolables. Jean Lapin leur manquait, et cela me crevait le cœur de ne pouvoir le leur rendre. Je les aimais tant, si vous saviez, ces gamins-là ! Jamais nous ne nous quittions… Le collège était divisé en trois quartiers très distincts : les grands, les moyens, les petits ; chaque quartier avait sa cour, son dortoir, son étude. Mes petits étaient donc à moi, bien à moi.
Il me semblait que j'avais trente-cinq enfants.
À part ceux-là, pas un ami. M. Viot avait beau me sourire, me prendre par le bras aux récréations, me donner des conseils au sujet du règlement, je ne l'aimais pas, je ne pouvais pas l'aimer ; ses clefs me faisaient trop peur. Le principal, je ne le voyais jamais. Les professeurs méprisaient le petit Chose et le regardaient du haut de leur toque. Quant à mes collègues, la sympathie que l'homme aux clefs paraissait me témoigner me les avait aliénés ; d'ailleurs, depuis ma présentation aux sous-officiers, je n'étais plus retourné au café Barbette, et ces braves gens ne me le pardonnaient pas.
Il n'y avait pas jusqu'au portier Cassagne et au maître d'armes Roger qui ne fussent pas contre moi.
Le maître d'armes surtout semblait m'en vouloir terriblement. Quand je passais à côté de lui, il frisait sa moustache d'un air féroce et roulait de gros yeux, comme s'il eût voulu sabrer un cent d'Arabes. Une fois il dit très haut à Cassagne, en me regardant, qu'il n'aimait pas les espions. Cassagne ne répondit pas ; mais je vis bien à son air qu'il ne les aimait pas non plus… De quels espions s'agissait-il ?… Cela me fit beaucoup penser.
Devant cette antipathie universelle, j'avais pris bravement mon parti. Le maître des moyens partageait avec moi une petite chambre, au troisième étage, sous les combles ; c'est là que je me réfugiais pendant les heures de classe. Comme, mon collègue passait tout son temps au café Barbette, la chambre m'appartenait ; c'était ma chambre, mon chez moi.
À peine rentré, je m'enfermais à double tour, je traînais ma malle – il n'y avait pas de chaise dans ma chambre – devant un vieux bureau criblé de taches d'encre et d'inscriptions au canif, j'étalais dessus tous mes livres, et à l'ouvrage.
Alors on était au printemps…, Quand je levais la tête, je voyais le ciel tout bleu et les grands arbres de la cour déjà couverts de feuilles. Au-dehors pas de bruit. De temps en temps la voix monotone d'un élève récitant sa leçon, une exclamation de professeur en colère, une querelle sous le feuillage entre moineaux… ;. puis, tout rentrait dans le silence, le collège avait l'air de dormir.
Le petit Chose, lui, ne dormait pas. Il ne rêvait pas même, ce qui est une adorable façon de dormir. Il travaillait, travaillait sans relâche, se bourrant de grec et de latin à se faire sauter la cervelle.
Quelquefois, au plein cœur de son aride besogne, un doigt mystérieux frappait à la porte.
« Qui est là ?
– C'est moi, la Muse, ton ancienne amie, la femme du cahier rouge, ouvre-moi vite, petit Chose. » Mais le petit Chose se gardait d'ouvrir. Il s'agissait bien de la Muse, ma foi ! Au diable le cahier rouge ! L'important pour le quart d'heure était de faire beaucoup de thèmes grecs, de passer licencié, d'être nommé professeur, et de reconstruire au plus vite un beau foyer tout neuf pour la famille Eyssette.
Cette pensée que je travaillais pour la famille me donnait un grand coulage et me rendait la vie plus douce. Ma chambre elle-même en était embellie…
Oh ! mansarde, chère mansarde, quelles belles heures j'ai passées entre tes quatre murs ! Comme j'y travaillais bien ! Comme je m'y sentais brave !…
Si j'avais quelques bonnes heures, j'en avais de mauvaises aussi. Deux fois par semaine, le dimanche et le jeudi, il fallait mener les enfants en promenade.
Cette promenade était un supplice pour moi.
D'habitude nous allions à la Prairie, une grande pelouse qui s'étend comme un tapis au pied de la montagne, à une demi-lieue de la ville. Quelques gros châtaigniers, trois ou quatre guinguettes peintes en jaune, une source vive courant dans le vert, faisaient l'endroit charmant et gai pour l'œil… Les trois études s'y rendaient séparément ; une fois là, on les réunissait sous la surveillance d'un seul maître qui était toujours moi. Mes deux collègues allaient se faire régaler par des grands dans les guinguettes voisines, et, comme on ne m'invitait jamais, je restais pour garder les élèves… Un dur métier dans ce bel endroit ! Il aurait fait si bon s'étendre sur cette herbe verte, dans l'ombre des châtaigniers, et se griser de serpolet, en écoutant chanter la petite source !… Au lieu de cela, il fallait surveiller, crier, punir… J'avais tout le collège sur les bras. C'était terrible…
Mais