L'île mystérieuse. Jules Verne
si l’on pouvait le transporter, Cyrus Smith, pour toute réponse, et par un effort qui attestait la volonté la plus énergique, se leva.
Mais il dut s’appuyer sur le marin, car il serait tombé.
«Bon! bon! fit Pencroff! – La litière de monsieur l’ingénieur.»
La litière fut apportée. Les branches transversales avaient été recouvertes de mousses et de longues herbes. On y étendit Cyrus Smith, et l’on se dirigea vers la côte, Pencroff à une extrémité des brancards, Nab à l’autre.
C’étaient huit milles à franchir, mais comme on ne pourrait aller vite, et qu’il faudrait peut-être s’arrêter fréquemment, il fallait compter sur un laps de six heures au moins, avant d’avoir atteint les Cheminées.
Le vent était toujours violent, mais heureusement il ne pleuvait plus. Tout couché qu’il fut, l’ingénieur, accoudé sur son bras, observait la côte, surtout dans la partie opposée à la mer. Il ne parlait pas, mais il regardait, et certainement le dessin de cette contrée avec ses accidents de terrain, ses forêts, ses productions diverses, se grava dans son esprit.
Cependant, après deux heures de route, la fatigue l’emporta, et il s’endormit sur la litière.
À cinq heures et demie, la petite troupe arrivait au pan coupé, et, un peu après, devant les Cheminées.
Tous s’arrêtèrent, et la litière fut déposée sur le sable. Cyrus Smith dormait profondément et ne se réveilla pas.
Pencroff, à son extrême surprise, put alors constater que l’effroyable tempête de la veille avait modifié l’aspect des lieux. Des éboulements assez importants s’étaient produits. De gros quartiers de roche gisaient sur la grève, et un épais tapis d’herbes marines, varechs et algues, couvrait tout le rivage. Il était évident que la mer, passant par-dessus l’îlot, s’était portée jusqu’au pied de l’énorme courtine de granit. Devant l’orifice des Cheminées, le sol, profondément raviné, avait subi un violent assaut des lames.
Pencroff eut comme un pressentiment qui lui traversa l’esprit. Il se précipita dans le couloir.
Presque aussitôt, il en sortait, et demeurait immobile, regardant ses compagnons…
Le feu était éteint. Les cendres noyées n’étaient plus que vase. Le linge brûlé, qui devait servir d’amadou, avait disparu. La mer avait pénétré jusqu’au fond des couloirs, et tout bouleversé, tout détruit à l’intérieur des Cheminées!
CHAPITRE IX
En quelques mots, Gédéon Spilett, Harbert et Nab furent mis au courant de la situation. Cet accident, qui pouvait avoir des conséquences fort graves, – du moins Pencroff l’envisageait ainsi, – produisit des effets divers sur les compagnons de l’honnête marin.
Nab, tout à la joie d’avoir retrouvé son maître, n’écouta pas, ou plutôt ne voulut pas même se préoccuper de ce que disait Pencroff.
Harbert, lui, parut partager dans une certaine mesure les appréhensions du marin.
Quant au reporter, aux paroles de Pencroff, il répondit simplement:
«Sur ma foi, Pencroff, voilà qui m’est bien égal!
– Mais, je vous répète que nous n’avons plus de feu!
– Peuh!
– Ni aucun moyen de le rallumer.
– Baste!
– Pourtant, Monsieur Spilett…
– Est-ce que Cyrus n’est pas là? répondit le reporter. Est-ce qu’il n’est pas vivant, notre ingénieur? Il trouvera bien le moyen de nous faire du feu, lui!
– Et avec quoi?
– Avec rien.»
Qu’eût répondu Pencroff? Il n’eût pas répondu, car, au fond, il partageait la confiance que ses compagnons avaient en Cyrus Smith. L’ingénieur était pour eux un microcosme, un composé de toute la science et de toute l’intelligence humaine! Autant valait se trouver avec Cyrus dans une île déserte que sans Cyrus dans la plus industrieuse villa de l’Union. Avec lui, on ne pouvait manquer de rien.
Avec lui, on ne pouvait désespérer. On serait venu dire à ces braves gens qu’une éruption volcanique allait anéantir cette terre, que cette terre allait s’enfoncer dans les abîmes du Pacifique, qu’ils eussent imperturbablement répondu: «Cyrus est là! Voyez Cyrus!»
En attendant, toutefois, l’ingénieur était encore plongé dans une nouvelle prostration que le transport avait déterminée, et on ne pouvait faire appel à son ingéniosité en ce moment. Le souper devait nécessairement être fort maigre. En effet, toute la chair de tétras avait été consommée, et il n’existait aucun moyen de faire cuire un gibier quelconque.
D’ailleurs, les couroucous qui servaient de réserve avaient disparu. Il fallait donc aviser.
Avant tout, Cyrus Smith fut transporté dans le couloir central. Là, on parvint à lui arranger une couche d’algues et de varechs restés à peu près secs.
Le profond sommeil qui s’était emparé de lui ne pouvait que réparer rapidement ses forces, et mieux, sans doute, que ne l’eût fait une nourriture abondante.
La nuit était venue, et, avec elle, la température, modifiée par une saute du vent dans le nord-est, se refroidit sérieusement. Or, comme la mer avait détruit les cloisons établies par Pencroff en certains points des couloirs, des courants d’air s’établirent, qui rendirent les Cheminées peu habitables. L’ingénieur se fût donc trouvé dans des conditions assez mauvaises, si ses compagnons, se dépouillant de leur veste ou de leur vareuse, ne l’eussent soigneusement couvert.
Le souper, ce soir-là, ne se composa que de ces inévitables lithodomes, dont Harbert et Nab firent une ample récolte sur la grève. Cependant, à ces mollusques, le jeune garçon joignit une certaine quantité d’algues comestibles, qu’il ramassa sur de hautes roches dont la mer ne devait mouiller les parois qu’à l’époque des grandes marées. Ces algues, appartenant à la famille des fucacées, étaient des espèces de sargasse qui, sèches, fournissent une matière gélatineuse assez riche en éléments nutritifs. Le reporter et ses compagnons, après avoir absorbé une quantité considérable de lithodomes, sucèrent donc ces sargasses, auxquelles ils trouvèrent un goût très supportable, et il faut dire que, sur les rivages asiatiques, elles entrent pour une notable proportion dans l’alimentation des indigènes.
«N’importe! dit le marin, il est temps que M Cyrus nous vienne en aide.»
Cependant le froid devint très vif et, par malheur, il n’y avait aucun moyen de le combattre.
Le marin, véritablement vexé, chercha par tous les moyens possibles à se procurer du feu. Nab l’aida même dans cette opération. Il avait trouvé quelques mousses sèches, et, en frappant deux galets, il obtint des étincelles; mais la mousse, n’étant pas assez inflammable, ne prit pas, et, d’ailleurs, ces étincelles, qui n’étaient que du silex incandescent, n’avaient pas la consistance de celles qui s’échappent du morceau d’acier dans le briquet usuel. L’opération ne réussit donc pas.
Pencroff, bien qu’il n’eût aucune confiance dans le procédé, essaya ensuite de frotter deux morceaux de bois sec l’un contre l’autre, à la manière des sauvages. Certes, le mouvement que Nab et lui se donnèrent, s’il se fût transformé en chaleur, suivant les théories nouvelles, aurait suffi à faire bouillir une chaudière de steamer! Le résultat fut nul. Les morceaux de bois s’échauffèrent, voilà tout, et encore beaucoup moins que les opérateurs eux-mêmes.
Après une heure de travail, Pencroff était en nage, et il jeta les morceaux de bois avec dépit.
«Quand on me fera croire que les sauvages allument du feu de cette façon, dit-il, il fera chaud, même en hiver! J’allumerais plutôt mes bras en les frottant l’un contre l’autre!»
Le marin avait tort de nier