L'île mystérieuse. Jules Verne
cherchait à surprendre quelque battement du cœur.
Nab s’était redressé un peu et regardait sans voir.
Le désespoir n’eût pu altérer davantage un visage d’homme. Nab était méconnaissable, épuisé par la fatigue, brisé par la douleur. Il croyait son maître mort.
Gédéon Spilett, après une longue et attentive observation, se releva.
«Il vit!» dit-il.
Pencroff, à son tour, se mit à genoux près de Cyrus Smith; son oreille saisit aussi quelques battements, et ses lèvres, quelque souffle qui s’échappait des lèvres de l’ingénieur.
Harbert, sur un mot du reporter, s’élança au dehors pour chercher de l’eau. Il trouva à cent pas de là un ruisseau limpide, évidemment très grossi par les pluies de la veille, et qui filtrait à travers le sable. Mais rien pour mettre cette eau, pas une coquille dans ces dunes! Le jeune garçon dut se contenter de tremper son mouchoir dans le ruisseau, et il revint en courant vers la grotte.
Heureusement, ce mouchoir imbibé suffit à Gédéon Spilett, qui ne voulait qu’humecter les lèvres de l’ingénieur. Ces molécules d’eau fraîche produisirent un effet presque immédiat. Un soupir s’échappa de la poitrine de Cyrus Smith, et il sembla même qu’il essayait de prononcer quelques paroles.
«Nous le sauverons!» dit le reporter.
Nab avait repris espoir à ces paroles. Il déshabilla son maître, afin de voir si le corps ne présenterait pas quelque blessure. Ni la tête, ni le torse, ni les membres n’avaient de contusions, pas même d’écorchures, chose surprenante, puisque le corps de Cyrus Smith avait dû être roulé au milieu des roches; les mains elles-mêmes étaient intactes, et il était difficile d’expliquer comment l’ingénieur ne portait aucune trace des efforts qu’il avait dû faire pour franchir la ligne d’écueils.
Mais l’explication de cette circonstance viendrait plus tard. Quand Cyrus Smith pourrait parler, il dirait ce qui s’était passé. Pour le moment, il s’agissait de le rappeler à la vie, et il était probable que des frictions amèneraient ce résultat.
C’est ce qui fut fait avec la vareuse du marin.
L’ingénieur, réchauffé par ce rude massage, remua légèrement le bras, et sa respiration commença à se rétablir d’une façon plus régulière. Il mourait d’épuisement, et certes, sans l’arrivée du reporter et de ses compagnons, c’en était fait de Cyrus Smith.
«Vous l’avez donc cru mort, votre maître? demanda le marin à Nab.
– Oui! mort! répondit Nab, et si Top ne vous eût pas trouvés, si vous n’étiez pas venus, j’aurais enterré mon maître et je serais mort près de lui!»
On voit à quoi avait tenu la vie de Cyrus Smith!
Nab raconta alors ce qui s’était passé. La veille, après avoir quitté les Cheminées dès l’aube, il avait remonté la côte dans la direction du nord-nord et atteint la partie du littoral qu’il avait déjà visitée.
Là, sans aucun espoir, il l’avouait, Nab avait cherché sur le rivage, au milieu des roches, sur le sable, les plus légers indices qui pussent le guider.
Il avait examiné surtout la partie de la grève que la haute mer ne recouvrait pas, car, sur sa lisière, le flux et le reflux devaient avoir effacé tout indice. Nab n’espérait plus retrouver son maître vivant. C’était à la découverte d’un cadavre qu’il allait ainsi, un cadavre qu’il voulait ensevelir de ses propres mains!
Nab avait cherché longtemps. Ses efforts demeurèrent infructueux. Il ne semblait pas que cette côte déserte eût jamais été fréquentée par un être humain. Les coquillages, ceux que la mer ne pouvait atteindre, – et qui se rencontraient par millions au delà du relais des marées, – étaient intacts. Pas une coquille écrasée. Sur un espace de deux à trois cents yards, il n’existait pas trace d’un atterrissage, ni ancien, ni récent.
Nab s’était donc décidé à remonter la côte pendant quelques milles. Il se pouvait que les courants eussent porté un corps sur quelque point plus éloigné.
Lorsqu’un cadavre flotte à peu de distance d’un rivage plat, il est bien rare que le flot ne l’y rejette pas tôt ou tard. Nab le savait, et il voulait revoir son maître une dernière fois.
«Je longeai la côte pendant deux milles encore, je visitai toute la ligne des écueils à mer basse, toute la grève à mer haute, et je désespérais de rien trouver, quand hier, vers cinq heures du soir, je remarquai sur le sable des empreintes de pas.
– Des empreintes de pas? s’écria Pencroff.
– Oui! répondit Nab.
– Et ces empreintes commençaient aux écueils même? demanda le reporter.
– Non, répondit Nab, au relais de marée, seulement, car entre les relais et les récifs, les autres avaient dû être effacées.
– Continue, Nab, dit Gédéon Spilett.
– Quand je vis ces empreintes, je devins comme fou. Elles étaient très reconnaissables, et se dirigeaient vers les dunes. Je les suivis pendant un quart de mille, courant, mais prenant garde de les effacer. Cinq minutes après, comme la nuit se faisait, j’entendis les aboiements d’un chien. C’était Top, et Top me conduisit ici même, près de mon maître!»
Nab acheva son récit en disant quelle avait été sa douleur en retrouvant ce corps inanimé. Il avait essayé de surprendre en lui quelque reste de vie!
Maintenant qu’il l’avait retrouvé mort, il le voulait vivant! Tous ses efforts avaient été inutiles! Il n’avait plus qu’à rendre les derniers devoirs à celui qu’il aimait tant!
Nab avait alors songé à ses compagnons. Ceux-ci voudraient, sans doute, revoir une dernière fois l’infortuné! Top était là. Ne pouvait-il s’en rapporter à la sagacité de ce fidèle animal? Nab prononça à plusieurs reprises le nom du reporter, celui des compagnons de l’ingénieur que Top connaissait le plus. Puis, il lui montra le sud de la côte, et le chien s’élança dans la direction qui lui était indiquée.
On sait comment, guidé par un instinct que l’on peut regarder presque comme surnaturel, car l’animal n’avait jamais été aux Cheminées, Top y arriva cependant.
Les compagnons de Nab avaient écouté ce récit avec une extrême attention.
Il y avait pour eux quelque chose d’inexplicable à ce que Cyrus Smith, après les efforts qu’il avait dû faire pour échapper aux flots, en traversant les récifs, n’eût pas trace d’une égratignure. Et ce qui ne s’expliquait pas davantage, c’était que l’ingénieur eût pu gagner, à plus d’un mille de la côte, cette grotte perdue au milieu des dunes.
«Ainsi, Nab, dit le reporter, ce n’est pas toi qui as transporté ton maître jusqu’à cette place?
– Non, ce n’est pas moi, répondit Nab.
– Il est bien évident que M Smith y est venu seul, dit Pencroff.
– C’est évident, en effet, fit observer Gédéon Spilett, mais ce n’est pas croyable!»
On ne pourrait avoir l’explication de ce fait que de la bouche de l’ingénieur. Il fallait pour cela attendre que la parole lui fût revenue. Heureusement, la vie reprenait déjà son cours. Les frictions avaient rétabli la circulation du sang. Cyrus Smith remua de nouveau les bras, puis la tête, et quelques mots incompréhensibles s’échappèrent encore une fois de ses lèvres.
Nab, penché sur lui, l’appelait, mais l’ingénieur ne semblait pas entendre, et ses yeux étaient toujours fermés. La vie ne se révélait en lui que par le mouvement. Les sens n’y avaient encore aucune part.
Pencroff regretta bien de n’avoir pas de feu, ni de quoi s’en procurer, car il avait malheureusement oublié d’emporter le linge brûlé, qu’il eût facilement enflammé au choc de deux cailloux.