Monsieur Lecoq. Emile Gaboriau
B.)
T. – Porte communiquant avec l’arrière-salle du cabaret, devant laquelle le meurtrier armé se tenait debout.
K. – Seconde porte du cabaret, ouvrant sur le jardin, et par où pénétra celui des agents qui eut l’idée de couper la retraite du meurtrier.
L. – Portillon du jardinet, donnant sur les terrains vagues.
M.M.M. – Empreintes de pas sur la neige, relevées par les agents restés à la Poivrière, après le départ de l’inspecteur Gévrol.
Ainsi, dans cette notice explicative, Lecoq n’écrivait pas une seule fois son nom.
En exposant les choses qu’il avait imaginées ou faites, il mettait simplement : « un agent… »
Ce n’était pas modestie, mais calcul. À s’effacer à propos, on gagne un relief plus considérable quand on sort de l’ombre.
C’était par calcul aussi qu’il plaçait Gévrol en avant.
Cette tactique, un peu bien subtile, mais de bonne guerre, en somme, devait, pensait-il, appeler l’attention sur l’agent qui avait su agir quand tout l’effort du chef s’était borné à enfoncer une porte.
Ce qu’il rédigeait n’était pas un procès-verbal, acte authentique réservé aux seuls officiers de la police judiciaire, – c’était un simple rapport admis tout au plus à titre de renseignement, et cependant il le soignait comme un jeune général le bulletin de sa première victoire.
Tandis qu’il dessinait et écrivait, le père Absinthe se penchait au-dessus de son épaule pour voir.
Le plan, particulièrement, émerveillait le bonhomme. Il lui en était passé beaucoup sous les yeux, mais il s’était toujours figuré qu’il fallait être ingénieur, architecte, arpenteur tout au moins, pour exécuter un semblable travail. Point. Avec un mètre pour prendre quelques mesures et un bout de planche en guise de règle, ce conscrit, son collègue, se tirait d’affaire.
Sa considération pour Lecoq s’en augmenta prodigieusement.
Il est vrai que le digne vétéran de la rue de Jérusalem ne s’était aperçu, ni de l’explosion de la vanité du jeune policier, ni de son retour à une attitude modeste. Il n’avait vu ni ses inquiétudes, ni ses hésitations, ni les défauts de sa pénétration.
Après un bon moment, cependant, le père Absinthe se lassa de regarder courir la plume sur le papier. Il éprouvait le malaise d’une nuit passée, il se sentait la tête brûlante et il grelottait.
Puis, les genoux, ainsi qu’il le disait, lui rentraient dans le corps.
Peut-être aussi, sans en avoir conscience, éprouvait-il quelque impression de cette salle de cabaret, plus sinistre aux lueurs blafardes de l’aube.
Toujours est-il qu’il se mit à fureter dans les armoires et finit par découvrir, ô bonheur !… une bouteille d’eau-de-vie aux trois quarts pleine. Il eut une seconde d’hésitation, mais ma foi !… il s’en versa un grand plein verre, qu’il lampa d’un trait.
– En voulez-vous ? demanda-t-il après à son compagnon. Pour fameuse, non, elle ne l’est pas … Mais c’est égal, ça dégourdit et ça dissipe.
Lecoq refusa, il n’avait pas besoin d’être dissipé. Toutes les facultés de son intelligence étaient en jeu. Il s’agissait qu’à la seule lecture du rapport, le juge d’instruction dit : « Qu’on m’aille quérir le gaillard qui a rédigé cela. » Tout son avenir de policier était dans cet ordre.
Et il s’attachait à être net, bref et précis, à bien indiquer comment ses soupçons au sujet du meurtrier étaient venus, avaient grandi, s’étaient confirmés. Il expliquait par quelle série de déductions il arrivait à établir une vérité qui, si elle n’était pas la vraie, était au moins une vérité assez probable pour servir de base à une instruction.
Puis, il détaillait les pièces de conviction placées en ce moment devant lui.
C’étaient les flocons de laine marron recueillis sur le madrier, la précieuse boucle d’oreille, les clichés des différentes empreintes du jardin, le tablier aux poches retournées de la veuve Chupin.
C’était le revolver du meurtrier, dont trois coups sur cinq étaient encore chargés.
L’arme, bien que sans ornements, était remarquablement belle et soignée, et sur la crosse elle portait le nom d’un des premiers armuriers de Londres : Stephen, 14, Skinner-street.
Lecoq sentait bien qu’en fouillant les victimes il rassemblerait d’autres indices, très précieux peut-être, mais cela il n’osa pas le faire. Il était encore trop petit garçon pour hasarder une telle démarche. D’ailleurs, il comprenait que s’il se risquait, Gévrol, furieux de s’être fourvoyé, ne manquerait pas de crier qu’en dérangeant l’attitude des corps il avait rendu les constatations des médecins impossibles.
Il se consola cependant, et il relisait son rapport, modifiant de ci et de là quelques expressions, lorsque le père Absinthe, qui était allé fumer une pipe sur le seuil de la porte, l’appela.
– Quoi de nouveau ?… répondit Lecoq.
– Voici Gévrol et deux de nos collègues qui ramènent avec eux le commissaire et deux messieurs bien mis.
C’était, en effet, le commissaire de police qui arrivait, tout soucieux de ce triple meurtre qui ensanglantait son arrondissement, mais médiocrement inquiet.
Pourquoi se serait-il ému ?
Gévrol, dont l’opinion en pareille matière faisait autorité, avait pris soin de le rassurer lorsqu’il était allé l’éveiller.
– Il ne s’agit, lui avait-il dit, que d’une batterie entre des pratiques à nous, des habitués de la Poivrière. Si tous ces mauvais gars-là pouvaient s’entre-détruire, nous serions plus tranquilles.
Il ajoutait que le meurtrier était arrêté, coffré, que par conséquent cette affaire ne présentait aucun caractère d’urgence.
De plus, le crime n’avait pas, ne pouvait avoir le vol pour mobile. C’était énorme. La police en est venue à s’inquiéter des atteintes à la propriété plus, peut-être, que des attentats contre les personnes. Et c’est logique, à une époque où les ruses de la convoitise se substituent à l’énergie de la passion, où les scélérats audacieux deviennent rares tandis que les lâches filous pullulent.
Le commissaire ne vit donc pas d’inconvénient à attendre le jour pour procéder à une enquête sommaire.
Il avait vu le meurtrier, avisé le parquet, et maintenant il venait, sans trop de hâte, accompagné de deux médecins délégués par le procureur impérial pour les constatations médico-légales.
Il amenait aussi un sergent-major de voltigeurs du 53e de ligne, requis par lui, pour reconnaître, s’il y avait lieu, celui des morts qui portait l’uniforme, et qui, à en croire le chiffre des boutons de sa capote, appartenait au 53e régiment alors caserné dans les forts.
Moins encore que le commissaire, l’inspecteur de la sûreté s’inquiétait.
Il allait sifflotant, décrivant des moulinets avec sa canne qui ne le quitte jamais, se faisant fête de la déconfiture de ce drôle présomptueux qui avait voulu rester pour glaner là où il n’avait pas aperçu de moisson.
Aussi, dès qu’il fut à portée de voix, interpella-t-il le père Absinthe, lequel, après avoir prévenu Lecoq, était resté sur le seuil de la porte, adossé aux montants, tirant et renvoyant régulièrement des bouffées de sa pipe, immobile comme un sphinx fumeur.
– Eh bien !… vieux, cria Gévrol, avez-vous à nous raconter un bon gros mélodrame, bien noir et bien mystérieux ?
– Je n’ai rien à raconter, moi, répondit le bonhomme, sans retirer la pipe soudée à ses lèvres, je suis trop bête, c’est connu… Mais monsieur Lecoq pourrait