Monsieur Lecoq. Emile Gaboriau
malice, assurément, le bonhomme venait d’être le parrain du jeune policier. De ce jour, pour ses ennemis aussi bien que pour ses amis, il devint et resta Monsieur Lecoq. Monsieur, en toutes lettres.
– Ah ! ah !… fit l’inspecteur, qui visiblement avait la puce à l’oreille. Ah !… il a découvert….
– Le pot aux roses que les autres n’avaient pas flairé … oui, Général, c’est cela même.
Par cette seule phrase, le père Absinthe se faisait un ennemi de son chef. Mais Lecoq l’avait séduit. Il était du parti de Lecoq, lui, envers et contre tous, il était résolu à s’attacher à lui, à partager sa fortune mauvaise ou bonne.
– On verra bien ! murmura l’inspecteur, qui à part soi se promettait de surveiller ce garçon, qu’un succès pouvait poser en rival.
Il n’ajouta rien de plus. Le groupe qu’il précédait arrivait, et il s’effaça pour livrer passage au commissaire de police.
Ce n’était pas un débutant, ce commissaire. Il avait été officier de paix au quartier du Faubourg du Temple aux beaux jours de l’Épi-Scié et des Quatre-Billards, et cependant il ne put maîtriser un mouvement d’horreur en pénétrant dans la salle de la Poivrière.
Le sergent-major du 53e, qui le suivait, un vieux brave médaillé et chevronné, fut plus impressionné encore. Il devint aussi pâle que les cadavres qui étaient là, à terre, et fut obligé de s’appuyer à la muraille.
Seuls les deux médecins furent stoïques.
Lecoq s’était levé, son rapport à la main ; il avait salué, et, prenant une attitude respectueuse, il attendait qu’on l’interrogeât.
– Vous avez dû passer une nuit affreuse, dit le commissaire avec bonté, et sans utilité pour la justice, car toutes les investigations étaient superflues….
– Je crois pourtant, répondit le jeune policier, tout cuirassé de diplomatie, que je n’ai pas perdu mon temps. Je tenais à me conformer aux instructions de mon chef, j’ai cherché et j’ai trouvé bien des choses … J’ai acquis, par exemple, la certitude que le meurtrier avait un ami, sinon un complice, dont je pourrais presque donner le signalement … Il doit être d’un certain âge, et porter, si je ne me trompe, une casquette à coiffe molle et un paletot de drap marron moutonneux ; quant à ses bottes…
– Tonnerre !… exclama Gévrol, et moi qui….
Il s’arrêta court, en homme dont l’instinct a devancé la réflexion, et qui voudrait bien pouvoir reprendre ses paroles.
– Et vous qui ?… interrogea le commissaire. Que voulez-vous dire ?
Furieux, mais trop avancé pour reculer, l’inspecteur de la sûreté s’exécuta.
– Voici la chose, dit-il. Ce matin, il y a une heure, pendant que je vous attendais, monsieur le commissaire, devant le poste de la barrière d’Italie, où est consigné le meurtrier, je vis venir de loin un individu dont le signalement n’est pas sans analogie avec celui que nous donne Lecoq. Cet homme me parut abominablement ivre, il chancelait, il trébuchait, il battait les murailles … Il essaya de traverser la chaussée, pourtant, mais parvenu au milieu, il se coucha en travers, dans une position telle qu’il ne pouvait manquer d’être écrasé.
Lecoq détourna la tête, il ne voulait pas qu’on lût dans ses yeux qu’il comprenait.
– Voyant cela, poursuivit Gévrol, j’appelai deux sergents de ville, et je les priai de venir m’aider à faire lever ce malheureux. Nous allons à lui, déjà il paraissait endormi, nous le secouons, il se dresse sur son séant, nous lui disons qu’il ne peut rester là…, mais voilà qu’aussitôt il paraît pris d’une colère furieuse, il nous injurie, il nous menace, il essaye de nous frapper … Et ma foi !… nous le conduisons au poste, pour qu’il cuve du moins son vin en sûreté.
– Et vous l’avez enfermé avec le meurtrier ? demanda Lecoq.
– Naturellement … Tu sais bien qu’au poste de la barrière d’Italie il n’y a que deux violons, un pour les hommes, l’autre pour les femmes ; par conséquent…
Le commissaire réfléchissait.
– Ah !… voilà qui est fâcheux, murmura-t-il … et pas de remède.
– Pardon !… il en est un, objecta Gévrol. Je puis envoyer un de mes hommes jusqu’au poste, avec ordre de retenir le faux ivrogne….
D’un geste, le jeune policier osa l’interrompre.
– Peine perdue, prononça-t-il froidement. Si cet individu est le complice, il s’est dégrisé, soyez tranquille, et à cette heure il est loin.
– Alors … que faire ? demanda l’inspecteur de son air le plus ironique. Peut-on connaître l’avis de … monsieur Lecoq ?
– Je pense que le hasard nous offrait une occasion superbe, que nous n’avons pas su la saisir et que le plus court est d’en faire notre deuil et d’attendre qu’elle se représente.
Malgré tout, Gévrol s’entêta à dépêcher un de ses hommes, et dès qu’il se fut éloigné, Lecoq dut commencer la lecture de son rapport.
Il le débitait rapidement, évitant de mettre en relief les circonstances décisives, réservant pour l’instruction sa pensée intime, mais si forte était la logique de ses déductions, qu’à tout moment il était interrompu par les approbations du commissaire et les « très bien ! » des médecins.
Seul, Gévrol qui représentait l’opposition, haussait les épaules à se démancher le cou, tout en verdissant de jalousie.
Le rapport terminé :
– Je crois, jeune homme, dit le commissaire à Lecoq, que seul en cette affaire vous avez vu juste … Je me suis trompé. Mais vos explications me font voir d’un tout autre œil l’attitude du meurtrier pendant que je l’interrogeais, il n’y a qu’un moment. C’est qu’il a refusé, oh !… obstinément, de me répondre … Il n’a même pas consenti à me dire son nom…
Il se tut un moment, rassemblant dans sa mémoire toutes les circonstances du passé, et d’un ton pensif il ajouta :
– Nous sommes, je le jurerais, en présence d’un de ces crimes mystérieux dont les mobiles échappent à la perspicacité humaine… d’une de ces ténébreuses affaires dont la justice n’a jamais le fin mot…
Lecoq dissimulait un fin sourire.
– Oh ! pensait-il, nous verrons bien !…
Chapitre 9
Jamais consultation au chevet d’un malade mourant de quelque mal inconnu, ne mit en présence deux médecins aussi différents que ceux qui, sur la réquisition du parquet, accompagnaient le commissaire de police.
L’un, grand, vieux, tout chauve, portait un large chapeau, et sur son vaste habit noir mal coupé, un paletot de forme antique. Celui-là était un de ces savants modestes, comme il s’en rencontre dans les quartiers excentriques de Paris, un de ces guérisseurs dévoués à leur art, qui, trop souvent, meurent ignorés après d’immenses services rendus.
Il avait ce calme débonnaire de l’homme qui, ayant ausculté toutes les misères humaines, comprend tout. Mais une conscience troublée ne soutenait pas son regard perspicace, plus aigu que ses lancettes.
L’autre, jeune, frais, blond, jovial, trop bien mis, cachait ses mains blanches et frileuses sous des gants de daim fourrés. Son œil ne savait que caresser ou rire. Il devait s’éprendre de toutes ces panacées miraculeuses qui chaque mois sautent des laboratoires de la pharmacie à la quatrième page des journaux. Il avait dû écrire plus d’un article de « médecine à l’usage des gens du monde, » dans les feuilles de sport.
– Je vous demanderai, messieurs, leur dit le commissaire de police, de vouloir bien commencer votre expertise