Monsieur Lecoq. Emile Gaboriau
donc pas ?… Voilà un brave homme, et qui n’a pas la mine toujours renfrognée comme presque tous nos messieurs. C’est de lui qu’un prévenu disait en sortant d’être interrogé : « Ce diable-là m’a si bien tiré les vers du nez que j’aurai certainement le cou coupé ; mais c’est égal, c’est un bon enfant ! »
C’est le cœur ragaillardi par ces détails de bon augure, que le jeune policier alla frapper à la porte qui lui avait été indiquée, et qui portait le n° 22.
– Ouvrez !… cria une voix bien timbrée.
Il entra, et se trouva en face d’un homme d’une quarantaine d’années, assez grand, un peu replet, et qui lui dit tout d’abord :
– Vous êtes l’agent Lecoq ?… Parfait !… Asseyez-vous, je m’occupe de l’affaire, je serai à vous dans cinq minutes.
Lecoq obéit, et sournoisement, avec la perspicacité de l’intérêt en éveil, il se mit à étudier le juge dont il allait devenir le collaborateur… à peu près comme le limier est le collaborateur du chasseur.
Son extérieur s’accordait parfaitement avec les dires de l’huissier. La franchise et la bienveillance éclataient sur sa large face, bien éclairée par des yeux bleus très doux.
Cependant le jeune policier s’imagina qu’il serait imprudent de se fier absolument à ces apparences bénignes.
Il n’avait pas tort.
Né aux environs de Strasbourg, M. Segmuller utilisait dans l’exercice de ses délicates fonctions cette physionomie candide départie à presque tous les enfants de la blonde Alsace, masque trompeur qui fréquemment dissimule une finesse gasconne doublée de la redoutable prudence cauchoise.
L’esprit de M. Segmuller était des plus pénétrants et des plus alertes, mais son système – chaque juge a le sien – était la bonhomie. Pendant que certains de ses confrères demeuraient roides et tranchants autant que le glaive qu’on place dans la main de la statue de la Justice, il affectait la simplicité et la rondeur, sans que pourtant, jamais l’austérité de son caractère de magistrat en fût altérée.
Mais sa voix avait de si paternelles intonations, il voilait si bien de naïveté la subtilité des questions et la portée des réponses, que celui qu’il interrogeait oubliait de se tenir sur ses gardes et se laissait aller. Et quand au-dedans de lui-même il s’applaudissait du peu de malice du juge, le prévenu était déjà retourné comme un gant.
Près d’un tel homme, un greffier maigre et grave eût entretenu la défiance ; aussi s’en était-il trié un, qui était comme sa caricature. Il s’appelait Goguet. Il était court, obèse, imberbe et souriant. Sa large face exprimait, non plus la bonhomie mais la niaiserie, et il était niais raisonnablement.
Ainsi qu’il l’avait dit, M. Segmuller étudiait la cause qui lui arrivait là inopinément.
Sur son bureau étaient étalées toutes les pièces de conviction réunies par Lecoq, depuis le flocon de laine, jusqu’à la boucle d’oreille de diamant.
Il lisait et relisait le rapport écrit par Lecoq, et, suivant les phrases diverses, il examinait les objets placés devant lui ou consultait le plan du terrain.
Après non pas cinq minutes, mais une bonne demi-heure, il repoussa son fauteuil.
– Monsieur l’agent, prononça-t-il, monsieur d’Escorval m’avait prévenu par une note en marge du dossier, que vous êtes un homme intelligent et qu’on peut se fier à vous.
– J’ai du moins la bonne volonté.
– Oh ! vous avez mieux que cela ; c’est la première fois qu’on m’apporte un travail aussi complet que votre rapport. Vous êtes jeune ; si vous persévérez, je vous crois appelé à rendre de grands services.
Le jeune policier s’inclina, balbutiant, pâle de plaisir.
– Votre conviction, poursuivit M. Segmuller, devient dès ce moment la mienne. C’était, m’a dit monsieur le procureur impérial, celle de M. d’Escorval. Nous sommes en face d’une énigme, il s’agit de la déchiffrer.
– Oh !… nous y arriverons, monsieur ? s’écria Lecoq.
Il se sentait capable de choses extraordinaires, il était prêt à passer dans le feu, pour ce juge qui l’accueillait si bien. L’enthousiasme qui brillait dans ses yeux était tel que M. Segmuller ne put s’empêcher de sourire.
– J’ai bon espoir, dit-il, moi aussi, mais nous ne sommes pas au bout… Maintenant, vous, depuis hier, avez-vous agi ? Monsieur d’Escorval vous avait-il donné des ordres ?… Avez-vous recueilli quelque nouvel indice ?…
– Je crois, monsieur, n’avoir pas perdu mon temps.
Et aussitôt, avec une précision rare, avec un bonheur d’expression qui ne fait jamais défaut à qui possède bien son sujet, Lecoq raconta tout ce qu’il avait surpris depuis son départ de la Poivrière.
Il dit les démarches hardies de l’homme qu’il croyait le complice, ses observations à lui sur le meurtrier, ses espérances avortées et ses tentatives. Il dit les dépositions du cocher et de la concierge, il lut la lettre du père Absinthe.
Pour finir, il déposa sur le bureau les quelques pincées de terre qu’il s’était si singulièrement procurées, et à côté une quantité à peu près égale de poussière qu’il était allé ramasser au violon de la place d’Italie.
Puis, quand il eut expliqué quelles raisons l’avaient fait agir, et le parti qu’on pouvait tirer de ses précautions :
– Ah ! vous avez raison ! s’écria M. Segmuller, il se peut que nous ayons là un moyen de déconcerter toutes les dénégations du prévenu… C’est, certes, de votre part, un trait de surprenante sagacité.
Il fallait que ce fût ainsi, car Goguet, le greffier, approuva.
– Saperlote !… murmura-t-il, je n’aurais pas trouvé celle-là, moi !…
Tout en causant, M. Segmuller avait fait disparaître dans un vaste tiroir toutes les pièces de conviction, qui ne devaient apparaître qu’en temps et lieu.
– Maintenant, dit-il, je possède assez d’éléments pour interroger la veuve Chupin. Peut-être en tirerons-nous quelque chose.
Il allongeait la main vers un cordon de sonnette, Lecoq fit un geste presque suppliant.
– J’aurais, monsieur, dit-il, une grâce à vous demander.
– Laquelle ?… parlez.
– Je m’estimerais bien heureux s’il m’était permis d’assister à l’interrogatoire… Il faut si peu, quelquefois, pour éveiller une heureuse inspiration.
La loi dit que « l’accusé sera interrogé secrètement par le juge assisté de son greffier, » mais elle admet cependant la présence des agents de la force publique.
– Soit, répondit M. Segmuller, demeurez.
Il sonna, un huissier parut.
– A-t-on, selon mes ordres, amené la veuve Chupin ? demanda-t-il.
– Elle est là, dans la galerie, oui, monsieur.
– Qu’elle entre.
L’instant d’après, la cabaretière faisait son entrée, s’inclinant de droite et de gauche, avec force révérences et salutations.
Elle n’en était plus à ses débuts devant un juge d’instruction, la veuve Chupin, et elle n’ignorait pas quel grand respect on doit à la justice.
Aussi s’était-elle parée pour l’interrogatoire.
Elle avait lissé en bandeaux plats ses cheveux gris rebelles et avait tiré tout le parti possible des vêtements qu’elle portait. Même, elle avait obtenu du directeur du Dépôt qu’on lui achetât, avec l’argent trouvé sur elle lors