Monsieur Lecoq. Emile Gaboriau
»
Les formalités de l’écrou étaient accomplies, le directeur sonna un gardien.
– Conduisez cet homme, lui dit-il, au numéro 3 des « secrets ».
Point ne fut besoin d’entraîner le prévenu. Il sortit comme il était entré, précédant le gardien, en habitué qui sait où il va.
– Quel bandit !… exclama le greffier.
– Vous croyez !… hasarda Lecoq, dérouté mais non ébranlé.
– Ah !… il n’y a pas à en douter, déclara le directeur. Ce gaillard est assurément un dangereux malfaiteur, un récidiviste… Même il me semble l’avoir eu déjà pour locataire… j’en jurerais presque.
Ainsi, ces gens d’une expérience consommée partageaient l’opinion de Gévrol, Lecoq était seul de son avis.
Il ne discuta pas, cependant … à quoi bon ? D’ailleurs on venait d’introduire la veuve Chupin.
Le voyage avait calmé ses nerfs, car elle était devenue plus douce qu’un mouton. C’est d’une voix pateline et l’œil en pleurs qu’elle prit ces « bons messieurs » à témoin de l’injustice criante qui lui était faite, à elle, une honnête femme, bien connue à la Préfecture. Sans doute on en voulait à sa famille, puisque déjà, en ce moment, son fils Polyte, un si bon sujet, était détenu sous l’inculpation d’un « vol au bonjour. » Qu’allaient devenir sa bru et son petit-fils Toto, qui n’avaient qu’elle pour soutien !…
Mais quand on l’emmena, après qu’elle eût donné ses nom et prénoms, une fois dans le corridor, le naturel reprit le dessus, et on l’entendit se quereller avec le gardien.
– Tu as tort de n’être pas poli, lui disait-elle, c’est une bonne pièce que tu perds, sans compter qu’une fois libre je t’aurais invité à venir boire un bon coup sans payer dans mon établissement.
C’était fini, Lecoq était libre jusqu’à l’arrivée du juge d’instruction. Il erra d’abord le long des corridors et de salle en salle ; mais comme partout il était questionné, dérangé, il sortit et alla s’établir sur le quai, devant le porche.
Ses convictions n’étaient pas entamées, mais son point de départ venait d’être déplacé.
Plus que jamais il était sûr que le meurtrier dissimulait son état social, mais d’un autre côté il lui était prouvé que cet homme connaissait bien la prison et ses usages.
Ce prévenu, en outre, se révélait à lui plus fort, mille fois, qu’il le soupçonnait.
Quelle puissance sur soi !… Quelle perfection de jeu !… Il n’avait pas sourcillé pendant les plus atroces épreuves, et il avait trompé les meilleurs yeux de Paris…
Le jeune policier était là depuis tantôt trois heures, immobile autant que la borne sur laquelle il était assis, ne s’apercevant ni du froid ni du vol du temps, quand un coupé s’arrêta devant le porche, et M. d’Escorval en descendit suivi de son greffier.
Il se dressa et courut au devant d’eux, haletant, interrogeant.
– Mes recherches sur le terrain, lui dit le juge, me confirment dans l’idée que vous avez vu juste. Y a-t-il du nouveau ?
– Oui, monsieur, un fait futile en apparence, mais d’une importance qui…
– C’est bien !… interrompit le juge, vous m’expliquerez cela dans un moment. Je veux avant interroger sommairement les prévenus … simple affaire de forme pour aujourd’hui. Attendez-moi donc ici…
Quoique le juge eût promis de se hâter, Lecoq comptait sur une heure au moins de faction, et il en prenait son parti. Il avait tort. Vingt minutes ne s’étaient pas écoulées, quand M. d’Escorval reparut … sans son greffier.
Il marchait très vite, et adressa d’assez loin la parole au jeune policier.
– Il faut, lui dit-il, que je rentre chez moi… à l’instant. Je ne puis vous écouter…
– Cependant, monsieur…
– Assez !… on a porté à la Morgue les cadavres des victimes… Ayez l’œil de ce côté. Puis, pour ce soir, faites… Ah ! faites ce que vous jugerez utile.
– Mais, monsieur, il me faudrait…
– Demain !… demain !… à neuf heures, dans mon cabinet… au Palais.
Lecoq voulait insister, mais déjà M. d’Escorval était monté, s’était jeté plutôt, dans son coupé, et le cocher fouettait le cheval.
– En voilà un juge !… murmura le jeune policier demeuré tout pantois sur le quai. Devient-il fou !…
Et une mauvaise pensée traversant son esprit :
– Ou plutôt, ajouta-t-il, ne tiendrait-il pas la clef de l’énigme ?… Ne voudrait-il pas se priver de mes services ?…
Ce soupçon lui fut si cruel, qu’il rentra précipitamment, espérant tirer quelque lumière de l’attitude du prévenu, et qu’il courut coller son œil au guichet ménagé dans la porte épaisse des « secrets. »
Le meurtrier était couché sur le grabat placé vis-à-vis la porte, la figure tournée du côté du mur, enveloppé jusqu’aux yeux dans la couverture.
Dormait-il ?… Non, car le jeune policier surprit un mouvement singulier. Ce mouvement qu’il ne put s’expliquer l’intrigua ; il appliqua l’oreille au lieu de l’œil, à l’ouverture, et il distingua comme une plainte étouffée !… Plus de doute !… le meurtrier râlait.
– À moi !… cria Lecoq épouvanté, à l’aide !…
Dix gardiens accoururent.
– Qu’y a-t-il ?
– Le prévenu !… là… il se suicide.
On ouvrit, il était temps.
Le misérable avait déchiré une bande de ses vêtements, il l’avait nouée autour de son cou, et se servant en guise de tourniquet d’une cuiller de plomb apportée avec sa pitance, il s’étranglait…
Le médecin de la prison, qu’on envoya chercher, et qui le saigna, déclara que dix minutes encore et c’en était fait, la suffocation étant déjà presque complète.
Quand le meurtrier revint à lui, il promena autour de son cabanon un regard de fou. On eût dit qu’il s’étonnait de se sentir vivant. Puis, une grosse larme jaillit de ses paupières bouffies, roula le long de sa joue et se perdit dans sa barbe.
On le pressa de questions… Pas un mot.
– Puisque c’est ainsi, fit le médecin, qu’il est au secret et qu’on ne peut lui donner un compagnon, il faut lui mettre la camisole de force.
Après avoir aidé à emmailloter le prévenu, Lecoq se retira tout pensif et péniblement ému. Il sentait, sous le voile mystérieux de cette affaire, s’agiter quelque drame terrible.
– Mais que s’est-il passé ? murmurait-il. Ce malheureux s’est-il tu, a-t-il tout avoué au juge ?… Pourquoi cet acte de désespoir ?…
Chapitre 13
Lecoq ne dormit pas, cette nuit-là !
Et cependant il y avait plus de quarante heures qu’il était sur pied, et qu’il n’avait pour ainsi dire ni bu ni mangé.
Mais la fatigue même, les émotions, l’anxiété, l’espoir, communiquaient à son corps l’énergie factice de la fièvre, et à son esprit la lucidité maladive qui résulte d’efforts exorbitants de la pensée.
C’est qu’il ne s’agissait plus, comme au temps où il travaillait chez son protecteur l’astronome, de poursuivre des déductions en l’air. Ici, les faits n’avaient plus rien de chimérique. Ils n’étaient