Monsieur Lecoq. Emile Gaboriau
eut un si terrible geste que le chef du poste s’arrêta court.
– Qu’y a-t-il donc ? balbutia-t-il. Vous vous fâchez … pourquoi ?
– Parce que, répondit Lecoq furieux, parce que…
Et ne voulant pas avouer la cause vraie de sa colère, il entra au poste en disant qu’il allait voir le prisonnier.
Resté seul, le chef de poste se mit à jurer à son tour.
– Ces « cocos » de la sûreté sont toujours les mêmes, grondait-il, tous. Ils vous questionnent, on leur dit tout ce qu’ils veulent savoir, et après, si on leur demande quelque chose, ils vous répondent : « rien » ou « parce que » !… Farceurs !… Ils ont trop de chance, et ça les rend fiers. Pas de garde, pas d’uniforme, la liberté… Mais où donc est passé celui-ci ?
L’œil collé au judas qui sert aux hommes de garde à surveiller les prisonniers du violon, Lecoq examinait avidement le meurtrier.
C’était à se demander si c’était bien là le même homme qu’il avait vu quelques heures plus tôt à la Poivrière, debout sur le seuil de la porte de communication, tenant la ronde en respect, enflammé par toutes les furies de la haine, le front haut, l’œil étincelant, la lèvre frémissante….
Maintenant, toute sa personne trahissait le plus effroyable affaissement, l’abandon de soi, l’anéantissement de la pensée, l’hébétude, le désespoir…
Il était assis en face du judas, sur un banc grossier, les coudes sur les genoux, le menton dans la main, l’œil fixe, la lèvre pendante…
– Non, murmura Lecoq, non cet homme n’est pas ce qu’il paraît être.
Il l’avait examiné, il voulut lui parler. Il entra, l’homme leva la tête, arrêta sur lui un regard sans expression, mais ne dit mot.
– Eh bien !… demanda le jeune policier, comment cela va-t-il ?
– Je suis innocent ! répondit l’homme d’une voix rauque.
– Je l’espère bien … mais c’est l’affaire du juge. Moi je viens savoir si vous n’auriez pas besoin de prendre quelque chose…
– Non !
Sur la seconde même, le meurtrier se ravisa.
– Tout de même, ajouta-t-il, je casserais bien une croûte, histoire de boire un verre de vin.
– On vous sert, répondit Lecoq.
Il sortit aussitôt, et tout en courant dans le voisinage pour acheter quelques comestibles, il se pénétrait de cette idée, qu’en demandant à boire après un refus, l’homme n’avait songé qu’à la vraisemblance du personnage qu’il prétendait jouer…
Quoi qu’il en fût, le meurtrier mangea du meilleur appétit. Il se versa ensuite un grand verre de vin, le vida lentement et dit :
– C’est bon !… Ça fait du bien où ça passe.
Cette satisfaction désappointa fort le jeune policier. Il avait choisi, en manière d’épreuve, un de ces horribles liquides bleuâtres, troubles, épais, nauséabonds, qui se fabriquent à la barrière, et il s’attendait à un haut-le-cœur, pour le moins, du meurtrier…
Et pas du tout !… Mais il n’eut pas le loisir de chercher les conclusions de ce fait. Un roulement au dehors annonçait l’arrivée de la voiture de la Préfecture, lugubre véhicule, qui a reçu entre autres noms celui de « panier à salade à compartiments. »
Il fallut y porter la veuve Chupin, qui se débattait et criait à l’assassin, puis le meurtrier fut invité à y prendre place.
Là, du moins, le jeune policier comptait sur quelque manifestation de répugnance, et il guettait… Rien. L’homme monta dans l’affreuse voiture le plus naturellement du monde, et même il prit possession de son compartiment en habitué, qui connaît les êtres et sait quelle position est la meilleure dans un si étroit espace.
– Ah ! le mâtin est fort !… murmura Lecoq dépité, mais je l’attends à la Préfecture.
Chapitre 12
Les portes de la voiture cellulaire étaient exactement refermées, le conducteur fit claquer son fouet et la geôle roulante partit au grand trot de ses deux vigoureux chevaux.
Lecoq avait pris place dans le cabriolet ménagé sur le devant, entre le conducteur et le garde de Paris de service, et sa préoccupation était si forte, que certes, il n’entendit rien de leur conversation. Elle était des plus joviales, bien que troublée par l’atroce voix de la veuve Chupin qui, enrageant dans son compartiment, chantait où vomissait des injures, alternativement.
Le jeune policier venait d’entrevoir le moyen de surprendre quelque chose du secret que cachait ce meurtrier, qui, dans sa conviction, – il en eût parié sa tête à couper, – devait avoir vécu dans les sphères élevées de la société.
Que ce prévenu eût réussi à feindre de l’appétit, qu’il eût surmonté le dégoût d’une boisson nauséabonde, qu’il fût monté sans broncher dans le « panier à salade à compartiments, » il n’y avait rien, là, de positivement extraordinaire de la part d’un homme doué d’une forte volonté, et dont l’imminence du péril et l’espoir du salut devaient décupler l’énergie.
Mais saurait-il se contraindre de même, lorsqu’il serait soumis aux humiliantes formalités de l’écrou de la Permanence, formalités qui, en certains cas, peuvent et doivent être poussées jusqu’aux derniers outrages ?…
Non, Lecoq ne le pouvait supposer.
Sa persuasion était que très certainement l’horreur de la flétrissure, l’exaspération de toutes les délicatesses violentées, les révoltes de la chair et de la pensée, jetteraient le meurtrier hors de soi et lui arracheraient un de ces mots caractéristiques dont s’empare l’instruction.
C’est seulement quand la voiture cellulaire quitta le Pont-Neuf pour prendre le quai de l’Horloge que le jeune policier parut revenir à lui. Bientôt la lourde machine tourna sous un porche et s’arrêta au milieu d’une cour étroite et humide.
Déjà Lecoq était à terre. Il ouvrit la porte du compartiment où était enfermé le meurtrier, en lui disant :
– Nous sommes arrivés, descendez.
Il n’y avait pas de danger qu’il s’échappât. Une grille s’était refermée, et d’ailleurs une douzaine, au moins, de surveillants et d’agents s’étaient approchés, curieux de voir la moisson de coquins de la nuit.
Délivré, le meurtrier était descendu lestement.
Encore une fois, sa physionomie avait changé. Elle n’exprimait plus que la parfaite indifférence d’un homme éprouvé par bien d’autres hasards.
L’anatomiste, étudiant le jeu d’un muscle, n’a pas l’attention passionnée de Lecoq observant l’attitude, le visage, le regard du meurtrier.
Quand son pied toucha le pavé verdâtre de la cour, il parut éprouver une sensation de bien-être ; il aspira l’air à pleins poumons, puis il se détira et se secoua violemment pour rendre l’élasticité à ses membres engourdis par l’exiguïté du compartiment du « panier à salade. »
Cela fait, il regarda autour de lui, et un sourire à peine saisissable monta à ses lèvres.
On eût juré que ce lieu ne lui était pas étranger, qu’il avait vu déjà ces hautes murailles noircies, ces fenêtres grillées, ces portes épaisses, ces verrous, tout cet appareil sinistre de la geôle.
– Mon Dieu !… pensa Lecoq ému, est-ce qu’il se reconnaît !…
L’inquiétude du jeune policier redoubla, quand il vit l’homme, sans une indication, sans un mot, sans un signe, se diriger vers une des cinq ou six portes qui ouvraient sur la cour.
Il