Monsieur Lecoq. Emile Gaboriau

Monsieur Lecoq - Emile  Gaboriau


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pas à bout de peines, l’attaque sérieuse allait seulement commencer. M. Segmuller déposa sur son bureau un petit sac de toile :

      – Reconnaissez-vous ceci ? demanda-t-il.

      – Parfaitement !… c’est le paquet qui a été cacheté au greffe par le directeur.

      Le juge ouvrit le sac et vida sur une feuille de papier la poussière qu’il contenait.

      – Vous n’ignorez pas, prévenu, dit-il, que cette poussière provient de la boue qui recouvrait vos pieds jusqu’à la cheville. L’agent de police qui l’a recueillie s’est transporté au poste où vous avez passé la nuit, et il a constaté, entre cette poussière et celle qui recouvre le sol du violon, une parfaite conformité.

      L’homme écoutait, bouche béante.

      – Donc, continua le juge, c’est au poste certainement, et à dessein que vous vous êtes sali. Quel était votre projet ?

      – Je voulais…

      – Laissez-moi achever. Résolu, pour garder le secret de votre identité, à endosser l’individualité d’un homme des dernières classes de la société, d’un saltimbanque, vous avez réfléchi que les recherches de votre personne vous trahiraient. Vous avez prévu ce qu’on penserait quand on vous ferait déshabiller au greffe, et qu’on verrait sortir de bottes malpropres, grossières, éculées, telles que celles que vous portiez, des pieds soignés comme les vôtres… car ils sont soignés à l’égal de vos mains, et les vôtres sont passés à la lime. Qu’avez-vous fait alors ? Vous avez jeté sur le sol le contenu de la cruche du violon, et vous avez piétiné dans la boue…

      Pendant ce réquisitoire, le visage de l’homme avait exprimé tour à tour l’inquiétude, l’étonnement le plus comique, l’ironie, et en dernier lieu une franche gaîté.

      À la fin, il parut contraint de céder à un de ces accès de fou rire qui coupent la parole.

      – Voilà ce que c’est, dit-il s’adressant non au juge, mais à Lecoq, voilà ce qu’il arrive, quand on cherche midi à quatorze heures. Ah !… monsieur l’agent, il faut être fin, mais pas tant que ça… La vérité est que lorsqu’on m’a mis au poste, il y avait quarante-huit heures, dont trente-six passées en chemin de fer, que je ne m’étais déchaussé. Mes pieds étaient rouges, enflés, et ils me cuisaient comme le feu. Qu’ai-je fait ? J’ai versé de l’eau dessus … Pour le reste, si j’ai la peau douce et blanche, c’est que j’ai soin de moi … De plus, à l’exemple de tous les gens de ma profession, je ne porte jamais que des pantoufles … C’est si vrai que je n’avais pas seulement de bottes à moi quand j’ai quitté Leipzig, et que M. Simpson n’a donné cette vieille paire qu’il ne mettait plus…

      Lecoq se frappait la poitrine.

      – Niais que je suis, pensait-il, imbécile, étourdi, idiot … Il fallait attendre l’interrogatoire pour parler de cette circonstance. Quand cet homme qui est très fort m’a vu recueillir cette poussière, il a deviné mes intentions, il a cherché une explication, et il l’a trouvée … et elle est plausible, un jury l’admettrait.

      C’est là précisément ce que se disait M. Segmuller. Mais il n’était ni surpris ni ébranlé par tant de présence d’esprit.

      – Résumons-nous, dit-il. Persistez-vous, prévenu, dans vos affirmations ?

      – Oui, monsieur.

      – Eh bien !… je suis forcé de vous le dire, vous mentez.

      Les lèvres de l’homme tremblèrent très visiblement, et il balbutia :

      – Que ma première bouchée de pain m’étrangle si j’ai dit un seul mensonge.

      – Un seul !… attendez.

      Le juge sortit de son tiroir les clichés coulés par Lecoq et les présenta au meurtrier.

      – Vous m’avez déclaré, poursuivit-il, que les deux femmes avaient la taille d’un cuirassier … Or, voici les empreintes laissées par ces femmes si grandes. Elles étaient « noires comme des taupes, » prétendez-vous ; un témoin vous dira que l’une d’elles, petite et mignonne, a la voix douce et est merveilleusement blonde.

      Il chercha les yeux de l’homme, les trouva et lentement ajouta :

      – Et ce témoin est le cocher dont les deux fugitives ont pris la voiture rue du Chevaleret…

      Cette phrase fut pour le prévenu comme un coup d’assommoir ; il pâlit, chancela et fut contraint, pour ne pas tomber, de s’appuyer au mur.

      – Ah !… vous m’avez dit la vérité !… poursuivit le juge impitoyable, qu’est-ce alors que cet homme qui vous attendait pendant que vous étiez à la Poivrière ? Qu’est-ce que ce complice qui, après votre arrestation, a osé pénétrer dans le cabaret pour y reprendre quelque pièce compromettante, une lettre, sans doute, qu’il savait être dans la poche du tablier de la veuve Chupin ? Qu’est-ce que cet ami si dévoué et si hardi, qui a su feindre l’ivresse, à ce point que les sergents de ville trompés l’ont enfermé avec vous ? Soutiendrez-vous que vous n’avez pas concerté avec lui votre système de défense ? Affirmez-vous qu’il ne s’est pas assuré ensuite le concours de la Chupin ?…

      Mais déjà, grâce à un effort surhumain, l’homme était redevenu maître de soi.

      – Tout ça, fit-il d’une voix rauque, est une invention de la police !…

      Si fidèle qu’on suppose le procès-verbal d’un interrogatoire, il n’en rend pas plus l’exacte physionomie que des cendres froides ne donnent la sensation d’un feu clair.

      On peut noter les moindres paroles ; on ne saurait traduire le mouvement de la passion, l’expression du visage, les réticences calculées, le geste, l’intonation, les regards qui se croisent, chargés de soupçons ou de haine, enfin l’angoisse émouvante et terrible d’une lutte mortelle.

      Pendant que le prévenu se débattait sous sa parole vibrante, le juge d’instruction tressaillait de joie.

      – Il faiblit, pensait-il, je le sens, il s’abandonne, il est à moi !…

      Mais tout espoir de succès immédiat s’évanouit, dès qu’il vit ce surprenant adversaire dompter sa défaillance d’une minute, se roidir et se redresser avec une énergie nouvelle et plus vigoureuse.

      Il comprit qu’il lui faudrait plus d’un assaut avant d’avoir raison d’un caractère si solidement trempé.

      Aussi, est-ce d’une voix rendue plus rude par l’attente trompée, qu’il reprit :

      – Décidément, vous niez l’évidence même.

      Le meurtrier était redevenu de bronze. Il devait regretter amèrement sa faiblesse, car une audace infernale étincelait dans ses yeux.

      – Quelle évidence ?… dit-il en fronçant les sourcils. Le roman inventé par la police est vraisemblable, je ne dis pas le contraire ; mais il me semble que la vérité est au moins aussi probable. Vous me parlez d’un cocher qui a chargé, rue du Chevaleret, deux femmes petites et blondes… qui prouve que ce sont bien celles qui se trouvaient dans ce cabaret de malheur ?…

      – La police a suivi leurs traces sur la neige.

      – La nuit, à travers des terrains coupés de fondrières, le long d’une rue, quand il tombait une pluie fine et que le dégel commençait !… c’est bien fort.

      Il étendit le bras vers Lecoq et d’un ton écrasant de mépris, il ajouta :

      – Il faut à un agent de police une fière confiance en soi ou une rude envie d’avancement, pour demander qu’on coupe la tête d’un homme sur une preuve pareille !

      Tout en faisant voler sa plume, le souriant greffier observait.

      – Pan !… dans le noir !… se dit-il.

      Terrible, en effet,


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